Arrivé au terme de mon aventure, je m’aperçois qu’il est un mot que je n’ai guère employé, c’est celui de décence. J’ai eu tort. Nos contemporains manquent de décence. Le dépit qu’ils me causent vient en partie de cela.
Dans le jeu de la séduction, une impudeur contrôlée est un atout majeur de la femme : un décolleté un peu trop profond, une jupe un peu trop remontée… aimantent le regard de l’homme. La séductrice montre en cachant, cache en montrant. Nous nous laissons prendre à son jeu. Elle gagne à tous les coups. C’est troublant et c’est charmant.
L’indécence dont je veux parler est d’un autre ordre. Elle passe outre les codes, se moque des limites. Elle touche les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux. Le triomphe du tee-shirt en est un signe, ce vulgaire maillot de corps dans lequel tout homme qui se respecte aurait honte que son voisin le surprenne. Les jeunes l’ont adopté parce qu’il exalte le corps. Sous l’influence de la mode gay, il s’est fait de plus en plus moulant et échancré. Les vieux le portent par oubli d’eux-mêmes.
L’indignité vestimentaire de nos aînés, qui culmine aux beaux jours, est, pour moi, un motif de chagrin. Le mot n’est pas trop fort. Je me passerais volontiers du naturalisme qu’ils m’imposent. Leurs marcels, chemisettes, pantacourts et autres sandales dévoilent des corps déformés, des chairs ramollies, des peaux marbrées et amincies. Les ravages du temps sont connus. Point besoin qu’ils nous en fassent l’atroce réclame. Quand je les vois ainsi, je comprends l’irrespect qu’ils suscitent chez les jeunes : parce qu’ils l’ont bien cherché.
La décence va contre deux diktats actuels : être soi-même et se sentir à l’aise. Les défauts ne se cachent plus. Par exemple, j’ai noté que, sur nos plages, les femmes obèses (dont le nombre a considérablement grossi) avaient tendance à délaisser le maillot une pièce pour le bikini. Par une curieuse inversion des valeurs, les défauts deviennent des étendards et participent de cette obligatoire et stupide « fierté » d’être soi complaisamment relayée par les médias. Pourtant, les raisons d’être fier de soi sont exceptionnelles ; quiconque se livre au salutaire exercice de l’introspection lucide le sait bien. « Soyez-vous-même » - mais qui croyons-nous que nous sommes pour faire de l’accomplissement de notre petite personne le but de notre vie ?
Sous prétexte de confort, on va dehors comme on est chez soi. On oublie que s’habiller est un acte social ; qu’on ne s’habille pas que pour soi, qu’il faut le faire en pensant aussi aux autres. L’extériorisation du laisser-aller domestique contribue à enlaidir notre cadre de vie commun. S’habiller décemment oblige. Les efforts à consentir ont beau ne pas être lourds, c’est déjà trop pour beaucoup de nos semblables.
Un événement qui a eu lieu l’année dernière m’a marqué. Il s’agissait d’une manifestation d’intermittents du spectacle. Ceux-ci, pour attirer sur eux la lumière des médias, n’avaient rien trouvé de mieux que de se mettre tout nus… Il y avait là-dedans une dimension performancielle propre à rappeler au bon peuple dont je fais partie que les intermittents sont des artistes, soit des êtres à part, justifiant, de ce fait, les privilèges dont ils jouissent et dont d’affreux obscurantistes réclament l’abolition. Mais la lumière des médias est crue et, sous elle, ces êtres d’exception faisaient pitié à voir dans leur petit costume de chair triste.
Pour justifier cette opération, la porte-parole des intermittents, une certaine Peggy Donck, eut ces mots grandioses : « Nous sommes nus pour interpeller en silence (sic), sans violence, dignement » (Le Nouvel observateur, n° 2589). « Dignement » ! Pensez Donck ! Pour cette dame, l’indignité eût peut-être consisté à manifester habillé ! L’inversion des valeurs bat ici son plein et confine au délire.
La scène prit un tour surréaliste quand on vit notre ministre de la culture d’alors, Madame Filipetti, accepter de dialoguer, comme ça, naturellement, avec un des manifestants. L’échange fut courtois. Madame Filipetti, femme de tempérament, l’eût-elle rêvé plus viril ?...
L’imagination des défenseurs du régime des intermittents a des limites : en avril dernier, lors de la 27e nuit des Molières, c’est, derechef, un comédien tout nu qui adressa sa requête à notre ministre actuelle, Fleur Pellerin. Fleur, gênée comme une rosière, se mit à rire nerveusement. Mais elle ne quitta pas la salle.
La décence suppose la supériorité du groupe sur l’individu. Elle fixe un cadre, mais ce cadre est assez souple pour permettre à chacun d’exprimer sa différence. Elle est l’expression minimale du savoir-vivre en société. En l’absence de règles communes – d’une décence commune -, nous sommes devenus des étrangers les uns pour les autres. La multiplication des pratiques individuelles a brisé le lien social. Je regarde l’autre comme une bête curieuse. Je m’interroge sur ses motivations. Je me désespère de son apparence. Son sans-gêne m’agresse.
Sans décence, point d’élégance. Mon regret est de n’avoir pas assez parlé de l’une avant de traiter de l’autre.