Si j’étais sociologue, j’enquêterais volontiers sur l’infantilisation de notre société. Les marques en sont nombreuses. Je pense au langage régressif qui, étrangement, semble ne gêner ni celui qui en use, ni celui qui le reçoit. Ainsi un homme mûr qui ne fait pas partie de vos intimes ne vous parlera pas de sa mère et de son père, mais de son papa et de sa maman. Les conversations téléphoniques se terminent invariablement par un « bisous » - souvent redoublé – transgénérationnel. Pour désigner les puérilités de langage, les linguistes ont recours à un mot très savant : hypocoristique. La syntaxe aussi retombe en enfance. « Jacques a dit » est devenu « Jacques il a dit » - et si Jacques a parlé trop bas pour être entendu, on ne lui demandera pas « ce » qu’il a dit mais « qu’est-ce » qu’il a dit…
Otez le savoir-vivre et les relations entre adultes se rapprochent de celles des enfants dans une cour d’école. L’oubli de l’autre est pardonnable quand il est le fait d’un enfant ou, même, d’un ado – l’un et l’autre n’étant pas, par définition, « finis » -, mais pas d’un adulte. Pourtant, combien d’adultes nous imposent de bruyantes communications téléphoniques dans des lieux publics ou nous brûlent la priorité dans des situations qui n’ont pas seulement à voir avec la circulation routière ?
On se salue de moins en moins. Les « bonjour », « bonsoir » ne sont plus suivis d’un « Madame » ou d’un « Monsieur » qui rappellerait un statut de grandes personnes. On se tutoie de plus en plus. Sur les plateaux de télévision, même dans les émissions sérieuses de débats politiques, le prénom a tendance à remplacer le patronyme entier. Dans C’est dans l’air, par exemple, les commentateurs attitrés se donnent du Roland (Cayrol), du Christophe (Barbier), du Dominique (Reynié), du Raphaëlle (Bacqué)…. Les hommes et femmes politiques ne sont pas en reste : Eva (Joly) parle de Cécile (Duflot) ; Martine (Aubry) de Ségolène (Royal)…
Le mauvais exemple vient d'en haut. Dans un récent Parole de candidat (TF1), Nicolas Sarkozy s’évertuait à appeler par leur prénom les Français chargés de lui poser des questions. Et nous gardons tous en mémoire le même nous confiant, comme un ado amoureux pourrait le faire à son meilleur copain, « Avec Carla, c’est du sérieux ». Suave… On n’accepte pas que l’âge soit synonyme de limitation des désirs. Le taux de divorces augmente fortement chez les seniors. Il n’est plus rare que des hommes soient pères à 55 ans passés et des femmes mères à plus de 40 ans. L’exemple, je l’ai dit, vient de haut…
La société materne les grands enfants que nous sommes devenus. « Boire et fumer tuent » ; « Soyez prudents sur les routes » ; « Trop manger, c’est risquer l’obésité » ; « Spectateurs du Tour de France, ne vous approchez pas trop près des coureurs ».
Le vêtement n’est pas épargné par ce phénomène d’infantilisation galopante. Rapide passage de revue. Les retraités se coiffent d’une casquette de joueur de base-ball. Quand il fait froid, les trentenaires – et plus – enfoncent sur leur crâne le bonnet de leur enfance. Le tee-shirt a supplanté la chemise, la "basket", l’ancien soulier de cuir. Il y a longtemps que, l’été, la culotte courte n’est plus réservée aux enfants. Faites l’expérience suivante : repérez dans la rue les hommes de – disons – 27 à 77 ans ; observez leur habillement ; vous constaterez qu’ils sont vêtus comme des gamins de 15-16 ans. Fini, le costume, la cravate, le chapeau… signes autrefois caractéristiques d’une silhouette d’homme. Les fils, alors, étaient fiers quand, dans certaines occasions solennelles, on les habillait comme papa, c’est-à-dire d’un petit costume agrémenté d’une petite cravate ou d’un petit nœud papillon. Les enfants ressemblaient à de petits hommes, et c’était charmant. Les hommes d’aujourd’hui ont l’air de vieux adolescents, et c’est pathétique.
Le Chouan et son premier noeud pap...
Hélas ! S’habiller jeune, loin d’effacer les ravages du temps, met ceux-ci en relief. Le tee-shirt exhibe les mentons triplés ; la culotte courte dévoile les vieilles jambes aux muscles avachis… Combien d’hommes, passé cinquante ans, peuvent encore se permettre de porter un jean sans craindre le ridicule ?
La mode traduit à sa manière le jeunisme ambiant. Souvenez-vous de Slimane qui, pour citer notre ami Philippe Booch, a transformé les hommes « en bambins asexués condamnés à porter des habits de communiant d’un cousin plus petit » - ou encore de Thom Browne, qui – je cite encore l’ami Booch – « en plus du concept " j’ai dévalisé le rayon 12 ans ", a surenchéri avec " les grandes marées, c’est chouette, allons à la pêche aux moules " ».
« Halte au jeunisme ! » titrait, dans Le Monde du 19 janvier 2012, Joël Morio chargé de rendre compte des défilés Prêt-à-porter hommes automne-hiver 2012-2013. « C’est une salle de classe, écrivait Morio, qui servait de décor au défilé Dsquared. Les mannequins n’ont pas été trop dépaysés en montant sur le podium. Lorsqu’on les voit de près, sans maquillage, on s’aperçoit que la plupart de ces jeunes gens sont encore glabres et ont à peine l’âge de passer le bac (…) Comme dans la mode féminine, où des adolescentes commencent leur carrière à 16 ans, le jeunisme touche aussi les hommes. »
Défilé Dsquared, automne-hiver 2012-2013
Brouillage des classes, des valeurs, des cultures, des sexes… L’indifférenciation cerne l’homme moderne. D’aucuns s’en accommodent ; certains, même, s’en réjouissent. D’autres s’en inquiètent, qui savent ce qu’on a détruit et cherchent en vain les bienfaits de la situation nouvelle. L’appauvrissement du vestiaire masculin – tiré vers le bas, c’est-à-dire vers l’enfance – peut être lu comme une réduction de l’expérience de la vie. Le vêtement n’accompagne plus le passage d’un âge ou un autre. Il était rite, témoin, gage d’une aventure commune. En cela, il rassurait. Nous avons gagné en illusions ce que nous avons perdu en sagesse.
Quant à la beauté, elle ne reconnaît plus ses petits…