Un ami lecteur m'a envoyé ce texte que je suis heureux de publier parce qu'il met l'accent sur une évolution intéressante d'un élément essentiel du vestiaire masculin. Depuis quelques années déjà, les chaussures sont devenues une sorte d'accessoire de mode. La chaussure masculine s'est en un sens féminisée puisque ses formes, qu'on croyait naguère encore immuables, changent désormais de saison en saison. En jouant sur la séduction exercée par la nouveauté, les marchands de chaussures, relayés par la presse spécialisée, cherchent à tout prix (... et surtout au prix fort !) à nous faire consommer.
Fut un temps, pas si lointain, où le pavé était battu par d’interminables et menaçants souliers, fendant les airs comme des mufles de lévriers. La hardiesse des chaussures faisait écho à celle des caractères, et les souliers étaient pointus comme les âmes de leurs porteurs. Epoques d’hommes acérés et déterminés, qui voulaient leurs pieds aussi affûtés que leurs visages, et qui affrontaient éléments et événements comme des brise-glaces.
Puis les temps se sont adoucis, et les hommes ramollis. Peu à peu, les pointes de souliers se sont rétractées comme des escargots, à l’image des esprits de ceux qui les portaient. Aux lévriers succédaient les labradors. Une nouvelle norme était née, réflexion faite pas si laide ni honteuse : un soulier à la pointe plus bonhomme sied également à l’honnête homme, et le labrador est somme toute aussi estimable que le lévrier. Nous en étions restés là : un homme de goût pouvait sans déroger, il devait, même, arborer des souliers aux extrémités mouchetées, et se garder de toute excentricité en matière de pointes.
Or, depuis quelques années, l’observateur - même inattentif - ne peut que noter le retour des souliers pointus dans les échoppes et aux pieds de nos congénères, chaussures longues et pointues parfois au-delà de toute mesure.
Modèles Azzaro, automne-hiver 2008-2009. Source : Pointure, n° 16
Cette tendance actuelle peut paraître contestable, qui provoque un allongement sans fin de nos malheureux souliers, les contraignant peu à peu à prendre le chemin du retour vers un savant mélange de babouches et de poulaines. Je n'évoquerai bien entendu même pas les « bouts carrés », que, dans un geste de suprême magnanimité, je laisse aux VRP et aux marseillais endimanchés.
Une autre aberration récente : le bout basculé. Modèle signé J.C. Monderer. Source : Pointure n°5.
Plus longs, plus pointus, la psychanalyse de bazar pourrait faire ses gorges chaudes d'un tel sujet, mais il s'agit d'une question bien plus importante: une question de style.
Le premier mouvement de l’homme affable, face à ces piquants, est de se hérisser à son tour. En effet, le développement de ces menaçantes pointes donne à de nombreuses personnes, il me semble, une allure assez ridicule; sans même évoquer le cas des gros (appelons les choses par leur nom) qui, chaussés de ces souliers sans fin, ressemblent plus que jamais à des pingouins. Au mieux tous ces gens aux extrémités longues et pointues me font-ils penser aux petits lutins prêts à dévaler les montagnes en glissant sur la neige. Image fort sympathique, mais guère élégante.
Dessous d'une chaussure Enko. Source : Pointure, n° 16
Et pourtant, certains hommes au goût très sûr saluent bien haut ce retour aux sources du soulier, y voyant une réminiscence bienvenue des chaussures que l’on pouvait trouver dans les années vingt ou trente.
L'élégant bout "serres d'aigle" Tuczek, 1936. Source : Pointure.
Je crains néanmoins que ce retour des souliers pointus ne soit pas le fruit d’une démarche que nous appellerions de nos vœux (le retour à une élégance classique par exemple), mais bien d’une démarche inverse, ou plutôt contraire. Le soulier à bout arrondi étant devenu la norme considérée comme classique, il est malheureusement fort probable que la réapparition des pointes ne soit en réalité que le résultat d’une volonté de briser cette norme classique. Somme toute, et comme bien souvent, cette prétendue modernité affichée ne fait que réinventer, en toute ignorance, ce qui était déjà acquis dans le passé.
Source : catalogue Church's 1991
Reste que le résultat est là. C'est un fait, un soulier pointu est plus élégant, plus léger qu'un bout patate. Il a pour lui une certaine légitimité historique, ainsi que la subtilité dont manque parfois cruellement le soulier à pointe arrondie lorsqu’il se fait pataud. En y regardant de près, la chaussure à bout rond à en effet tendance à conférer à celui qui les porte une allure de gentleman-farmer, ce qui est très bien, ou de petit-bourgeois, ce qui est déjà moins bien. Il faut en être conscient, et l’assumer, surtout.
Car comme toujours, il s’agit tout simplement de porter ce qui nous va, et ce n’est pas si simple. Comme cela a été évoqué en introduction, peut seul chausser sans ridicule des souliers pointus celui dont l’esprit est acéré et volontaire, et non le quidam mollasson que l’on voit trop souvent, par voie de conséquence, chaussé de spatules prétentieuses. Afficher par sa mise une personnalité que l’on n’a pas est un exercice vulgaire et invariablement voué à l’échec.
Je reste pour ma part un adepte des bouts arrondis, et préfère assurément une pointe légèrement trop ronde à son équivalent trop aigu. La discrétion restant pour l’heure dans le camp des ronds, j'en resterai là comme une vieille bique bornée et surtout prudente. Et si l’on veut vraiment aller dans le détail jusqu’au vice, les indécrottables amateurs de bouts ronds pourront toujours se dédouaner en se disant que des souliers à pointe douce, portés avec un costume bien taillé, présentent de plus l’avantage de préserver, même en ville, votre âme de gentleman-farmer que l’on voudrait scandaleusement transformer en jeune cadre dynamique.
Alors, que faire de ces souliers pointus fraîchement ressuscités ? Tout sera comme toujours affaire de mesure et de goût, sachant que la synecdoque en matière d’élégance est un art très difficile à manier (à l’exception notable des Russes Blancs et de leurs boutons de manchette), et que des souliers à la pointe la plus exquise de donneront jamais un air d’élégance années 30 à un épouvantail à chaussettes blanches.
Ils apporteront en revanche un inégalable style à ceux dont le caractère, le physique et la mise s’accordent à de téméraires souliers.
Théodule