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26 février 2013 2 26 /02 /février /2013 06:46

Faire la mode, c'est moins créer qu'interpréter. Interpréter l'air du temps. Chanel fait partie du tout petit nombre des interprètes virtuoses. Elle disait : « La mode n'existe pas seulement dans les robes; la mode est dans l'air, c'est le vent qui l'apporte, on la pressent, on la respire, elle est au ciel et sur le macadam, elle tient aux idées, aux moeurs, aux événements. » Chanel ne fut pas en avance sur son temps; elle fut de plain-pied avec son temps ou, pour mieux dire, elle fut son temps : « Un monde finissait, un autre allait naître. Je me trouvais là; une chance s'offrait, je la pris. J'avais l'âge de ce siècle nouveau : c'est donc à moi qu'il s'adressa pour son expression vestimentaire. »

Son siècle lui envoya des émissaires qui avaient pour noms Polaire, Misia Sert, le duc de Westminster... Elle emprunta à la première les cheveux courts, à la deuxième les faux bijoux, au troisième les tweeds... Elle s'imprégna de tout, mais, passés au crible de son goût, ses emprunts se transformaient en éléments de style. Un style propre, le style Chanel. « Je ne suis pas sortie parce que j'avais besoin de faire la mode; j'ai fait la mode justement parce que je sortais, parce que j'ai, la première, vécu la vie du siècle. »

Et, la première, elle répondit à la revendication principale de son siècle : le confort. Cette revendication prévalut aussi pour les hommes : il n'est qu'à voir à quel point la silhouette engoncée du XIXe siècle nous est devenue étrangère quand celle de l'homme des années trente nous reste familière.

Tout de même, en matière de confort, les femmes partaient de beaucoup plus loin. Les hommes qui les habillaient les décoraient, les torturaient. Edmonde Charles-Roux explique : « Qu'un couturier ait recours à un baleinage, des corsets, des dessous, et elle explosait : "Cet homme est-il fou ? Se moque-t-il des femmes ? Comment vêtues de ce machin, pourraient-elles aller, venir, vivre quoi..." »


chanel-femmes-debut-siecle.jpgDeauville, 1907

 

Enfin une femme allait habiller les femmes et, ce faisant, accompagner et - dans une certaine mesure - accélérer leur émancipation. Elle fut, dira son confident et ami Paul Morand, « l'ange exterminateur d'un style dix-neuvième siècle. » Quant au style que cette femme imposa, il dut beaucoup au costume masculin. Edmonde Charles-Roux voit même dans le fait d'« adapter à l'usage féminin des éléments du costume masculin (...) le principe fondamental de (l')art de Chanel. » Ses emprunts furent en effet très nombreux - certains plus décisifs que d'autres.

Voyez comme en 1907 - elle n'a que 24 ans - elle ose le noeud papillon :


chanel-noeud-pap.jpg(Deuxième en partant de la droite)    

 

Trois ans plus tard, ce sera la cravate, chipée à son protecteur et amant Etienne Balsan, émergeant du col d'un ample manteau emprunté, lui, à son ami le baron Foy :


chanel-manteau-cravate.jpg

 

Quelque temps après, la cravate est encore là, portée avec une chemise dont le col n'est plus dur, mais mou; le modèle de son jodhpur - nous apprend Edmonde Charles-Roux – « lui a été fourni par un palefrenier et a été copié par un tailleur du cru ».


chanel-cravate-courte.jpg

 

En 1916, elle achète à Rodier des pièces entières d'un jersey qui servait à la confection des dessous masculins. « Le jersey ne servait qu'aux dessous; je lui fis les honneurs de la surface ».

Sur ce cliché, datant de 1918, elle arbore un cardigan d'homme. A noter les cheveux courts, adoptés une année plus tôt parce que ses cheveux longs « (l')embêtaient », et qui la font ressembler à « un jeune pâtre ou à un jeune garçon ».


chanel-gilet-homme.jpg

 

Début des années 20 : elle ose un pyjama de plage à l'allure très masculine :


chanel-pyjama-de-plage.jpg

 

« Beaucoup de femmes en maillot ont l'air très masculin et un peu singulier. Elles ont l'air de petits jeunes gens qui viennent de passer leur baccalauréat », écrit un rédacteur de L'Illustration en 1925.

Durant sa liaison avec le richissime duc de Westminster, sa mode va parler avec un accent anglais prononcé. Un jour de 1928, elle et son amie anglaise Vera Bate se laissent photographier revêtues des vêtements du duc. « C'est une farce et c'est un peu plus que cela : par ce biais, Chanel part à la découverte de l'Ecosse et de ses tweeds », note Edmonde Charles-Roux.


chanel-habits-westminster.jpg

 

Elle crée un gilet inspiré de celui que portent les valets du duc; un béret copiant celui de ses marins...

Emprunt capital au vestiaire de l’homme : le pantalon. Certes, chanel ne fut pas la première à en avoir osé le port, mais c’est à elle qu’on doit sa démocratisation. L’adoption du pantalon par la femme est plus qu’un trait de mode : c’est une prise de la Bastille – le symbole d’une émancipation en marche. Le pantalon pour les femmes, c’est la mode telle que la conçoit Chanel : celle qui descend dans la rue, et non celle qui en vient.


chanel-lifar.jpgChanel et Serge Lifar

 

Le célébrissime tailleur en tweed gansé va être la pièce phare de la dernière période Chanel, qui s’étend de son retour à Paris en 1954 – après un long exil suisse – jusqu’à sa mort, en 1971. La ligne de ce modèle, inspiré par l’uniforme d’un groom d’hôtel autrichien, découle directement du classique complet-veston masculin :


chanel-tailleur.jpg

 

Même netteté, même simplicité. Cette remarque est importante. Elle nous rappelle qu’au-delà des emprunts ponctuels, l’influence masculine, chez Chanel, réside avant tout dans son art de la soustraction. Jeune modiste, elle se fit remarquer en faisant tomber fruits et aigrettes des chapeaux et en portant ceux-ci – geste inédit – « enfoncés jusqu’aux oreilles » - bref, en prenant, consciemment ou non, le chapeau masculin pour modèle. Chanel, c’est le triomphe d’une ligne qu’une certaine mode féminine avait étouffée sous les ornements, les inutilités de toutes sortes. Pour cette raison, on a parfois parlé à son propos de « genre pauvre ». S'il avait alors existé, le mot « minimaliste » aurait aussi bien - et même mieux - convenu. Procédant par soustraction, s’attachant à l’essentiel, elle raisonne en tailleur plutôt qu’en « grand(e) couturièr(e) ». Par exemple : « (…) je m’attaque au mannequin vivant, alors que les autres dessinent, font des poupées ou des maquettes (…) je sculpte mon modèle plus que je le dessine (…) tout ce qui sort de mes ateliers semble l’œuvre d’une même main, (…) tout est dans l’épaule ; si une robe ne tient pas à l’épaule, elle ne tiendra jamais… le devant ne bouge pas, c’est le dos qui travaille. (…) Toute l’articulation du corps est dans le dos ; tous les gestes partent du dos ; aussi faut-il faire entrer le plus d’étoffe possible… Un vêtement doit bouger sur le corps ; un vêtement doit être ajusté quand on est immobile, et trop grand quand on bouge. »

Mon relevé est loin d’être complet. Je m’aperçois que je n’ai pas parlé de la palette limitée des couleurs « l’austérité des teintes sombres » (« j’ai imposé le noir ; il règne encore »), « le respect des couleurs empruntées à la nature ambiante » (« Je demandais aux maisons de gros des couleurs naturelles ; je voulais conformer la femme à la nature, obéir au mimétisme des animaux ») – calquée sur celle réservée à l’homme : couleurs sombres pour les tenues habillées et naturelles pour les tenues de sport en tweed. Et, à propos des tweeds, ceci encore : elle exigeait qu’on lave moins les laines pour « leur laisser leur moelleux » ainsi qu’on procède avec le tweed destiné aux vêtements d’homme…

Si, pour habiller les femmes, Chanel s’inspira largement du costume masculin, elle se garda bien de les transformer en hommes. La sûreté de son goût lui permit d’éviter l’écueil du travestissement. La féminité fut toujours sauvegardée ; on peut même affirmer que ce détour par la garde-robe masculine donna naissance à une féminité d’un autre genre – plus moderne et pas moins séduisante. La femme Chanel ne ressembla jamais – même au temps de La Garçonne – aux égéries saphiques qui, telle Mathilde de Morny, compagne de Colette, s’habillaient comme des hommes – pour provoquer et revendiquer :


colette-morny-def.jpg

 

Chanel fouilla les armoires de ses amants comme un fils celles de son père. La curiosité de la couturière n’explique pas tout. Il y avait en elle une virili qui trouva à s’épanouir dans sa vie professionnelle. Quand Colette la décrit au travail, c’est à « un petit taureau noir » qu’elle la compare. Pour la croquer en haut de son escalier en train de suivre le défilé des mannequins, Maurice Sachs a recours à une métaphore militaire : « Elle était un général, un de ces généraux de l’Empire chez qui l’esprit de conquête domine. » Dans son Journal inutile, Paul Morand la présente « peu féminine de sensibilité » et ayant  « un caractère d'homme » Et quand la psychanalyste Françoise Dolto conclut à la possibilité qu’une femme puisse être dandy (1), c’est l’exemple de Chanel qui lui vient à l’esprit.

A propos du dandysme et de Chanel, j’ouvre une parenthèse : au cours d’une émission télévisée sur la célèbre « mademoiselle », j’ai entendu Robert Goossens, qui créa pour elle des bijoux, dire qu’elle était « l’équivalent de Brummell ». Sur le moment, je n’ai pas bien compris. Maintenant, j’ai saisi : l’un comme l’autre rompirent avec une mode de l’excès, de la surcharge, de l’opulence m’as-tu-vu et imposèrent une simplicité remarquable; l'un comme l'autre mirent l'accent sur la perfection de la coupe. Le costume sombre de Brummell et la petite robe noire de Chanel se répondent à plus d'un siècle de distance. Entre Brummell et Chanel, il y a beaucoup plus que le hasard d’une rime : quand Chanel dit : « le Schéhérazade, c’est très facile ; une petite robe noire, c’est très difficile » ; quand elle confie avoir reçu comme un éloge cette exclamation d’un Américain : « Avoir tant dépensé sans que cela se voie ! » - ne croirait-on pas entendre Brummell parler à travers elle ?  

Avec sa féminité, Chanel eut plus de mal… Elle-même avoua : « Boy Capel (2) me disait souvent : - N’oublie pas que tu es une femme… Il m’arrive trop souvent de l’oublier. » Edmonde Charles-Roux explique : « Elle vivait au sein d’une extraordinaire réussite professionnelle dans une solitude extrême, ayant échoué dans ce à quoi elle tenait le plus : sa vie de femme. (…) L’égale des hommes dans sa vie de chef d’entreprise – et souvent supérieure à eux -, Chanel fut dans sa vie privée la plus désarmée des femmes. »

La conscience de cet échec explique en bonne partie, sûrement, l’aigreur dans laquelle, âgée, elle finit par se perdre. Tyrannique, odieuse, de mauvaise foi – Chanel vieillit mal. Elle oublia jusqu’aux principes qui firent son style. Elle qui fustigeait l’extravagance et disait qu’« une femme élégante (devait) pouvoir faire son marché sans faire rire les ménagères » se surbijouta, se surteignit, se surmaquilla. Elle enfonça de moins en moins souvent ses chapeaux jusqu’aux oreilles, et posa de minuscules bibis sur le sommet de son crâne, une épaisse frange en guise de pare-rides. Elle qui disait : « Une femme qui vieillit doit être à la mode ; seule une jeune femme peut être à sa mode » fit tout l’inverse…

 

chanel-age.jpg

 

Le temps Chanel était passé. Le temps qui le suivit, cruel comme tous les temps, n’attendit même pas qu’elle fût morte pour confier à de nouveaux anges exterminateurs la tâche de l’exprimer (3).

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1. Le Dandy, solitaire et singulier, Mercure de France.
2. Le seul homme qu'elle aima : confidence à Paul Morand. Boy Capel est l'homme moustachu qui accompagne Chanel sur la photo qui la représente en jodhpur.
3. Mes sources : d'abord Le Temps Chanel, d'Edmonde Charles-Roux (Chêne-Grasset, 1979); un extraordinaire album photographique qui complète L'Irrégulière (Grasset-Fasquelle,1974), la biographie référence sur Chanel écrite par le même auteur. Et puis L'Allure de Chanel (Hermann, 1976) de Paul Morand, dont je présenterai des extraits dans mon prochain billet.

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commentaires

L
Bravo pour ce bel article qui complémente très bien le bel aperçu que j'ai pu avoir des débuts de Mademoiselle Chanel dans le fascinant Coco Chanel diffusé récemment par Arte !<br /> <br /> Merci
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M
Excellent billet, comme le reste de votre blog. Merci beaucoup.
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A
Le masculin/féminin de Chanel, quel charme fou, quelle élégance!
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L
<br /> <br /> Le cahier mode du Monde daté du 27 février traite des "inspirations masculines" dans la mode féminine de cet été. L'article "A la conquête du vestiaire des hommes" fait référence à<br /> Chanel.<br /> <br /> <br /> <br />

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