Votre interlocuteur se targue d’être féru d’élégance ?
Demandez-lui donc ce qu’il pense d’Edouard Balladur. S’il se met à rire ou à critiquer, passez votre chemin : c’est un imposteur.
Je l’ai dit et je le redis : Edouard Balladur est notre homme politique le plus élégant. Ses costumes sont impeccables, qu’il fait tailler à Londres chez Henry Poole. Admirez sur ce cliché la perfection des épaules, la beauté des revers roulants :
Quand le temps menace, il enfile une superbe gabardine de laine tandis que ses congénères s’enveloppent dans une vulgaire parka en nylon rouge (Laurent Wauquiez) ou noire (Xavier Bertrand) ou, au mieux, dans un imper Burberry (Jacques Chirac). J’ignore le nom de l’homme qui, sur cette photo, est à sa droite :
Le contraste est, vous l’avouerez, saisissant. Peut-on mieux illustrer la distinction balzacienne entre « la brute » qui se vêt et l’homme élégant qui s’habille ? Mais peut-être jugez-vous ce rapprochement trop facile. Regardez, alors, cette autre photo qui fait mentir les béotiens pour qui le seul port d’un costume-cravate suffit à rendre un homme élégant :
Cinq hommes vêtus de costumes – mais un seul à mériter le qualificatif d’élégant. Edouard Balladur n’est sûrement pas mieux découplé que Nicolas Dupont-Aignan (à gauche sur la photo) – mais celui-ci a fait l’erreur de se passer des services d’un bon tailleur. L’allure d’Edouard Balladur, c’est la coupe de son costume qui la lui donne. Comme le disait ma mère, « En voilà un qui peut dire merci à son tailleur ! » Grâce à lui, on parla style vestimentaire. Il remit au goût du jour la veste trois boutons ; il fit connaître les chaussettes pourpres Gammarelli, au grand dam du dessinateur Plantu qui s’évertua à voir dans ce détail vestimentaire un signe de morgue " Ancien Régime "; il attira l'attention sur les spécificités du style anglais.
L’élégance tient aussi aux manières. Celles d’Edouard Balladur sont empreintes d’une retenue devenue rare. Il manie en virtuose la « litote gestuelle »… quand, d’autres, qui ont planté le drapeau de leurs ambitions au sommet de l’état, sombrent aujourd’hui dans la « gesticulation hyperbolique »… « Le style, a dit Max Jacob, c’est la volonté de s’extérioriser par des moyens choisis. » Il parlait de littérature, mais la définition peut valoir pour l’habillement. Dans ce sens, Edouard Balladur est stylé : il a adopté une fois pour toutes le style anglais, marqué par l'understatement. Ce choix coïncide avec sa personnalité contenue et, pour ainsi dire, "boutonnée". La permanence des « moyens choisis » est, enfin, gage d’authenticité.
Les louanges – méritées – tressées, venons-en aux réserves – car on peut en faire.
La palette des couleurs est pauvre (du beige au gris en passant par le bleu) et quand Edouard Balladur « se lâche », le résultat est déton(n)ant (manque d’habitude et d’entraînement) :
De même pour les motifs. Trouvez-vous heureux ce mélange de carreaux et de rayures ?
Les cravates sont invariablement à petits motifs. Pas même de cravates à rayures ou de cravates tricotées. Au chapitre de la frugalité, notons encore l’absence de pochette. On me rétorquera que le peu n’est pas nécessairement l’ennemi du beau et du bien ; que la limitation des moyens n’interdit pas l'inspiration ; que, bien au contraire, cette limitation, par la concentration qu’elle suscite, peut aider l'inspiration à s’exprimer plus fortement. Je comprends ces arguments, mais, dans le cas qui m’occupe, je ne saurais les faire miens. Le style ressortit aussi à un processus d’individuation sans lequel les « moyens choisis », pour reprendre la définition de Max Jacob, ont toujours l’air d’être empruntés. Clairement, l’anglomanie d’Edouard Balladur a, à mon goût, quelque chose de trop sage et de trop appliqué. C’est comme si l’adoption définitive de ce style avait d’abord été pour lui une assurance à vie d’élégance. Raisonnement de bourgeois en quête de valeurs sûres. Le conformisme n’est pas loin, comme le montrent ces deux unes de Paris-Match :
8 avril 1993
26 janvier 1995
Le « cas » Balladur pose une autre question : la priorité du tailleur doit-elle être d’imposer sa coupe ou de s’adapter le mieux possible à la morphologie de son client ? Colin Hammick, ancien directeur de Hunstman, disait : « Notre but n’est pas l’allure parfaite, mais le style qui améliore l’apparence. » Les épaules Henry Poole tiennent un juste milieu entre les épaules naturelles d’Anderson et les épaules carrées de Hunstman. Sont-elles pour autant appropriées à la morphologie d’Edouard Balladur ? Je ne suis pas sûr qu’elles rétablissent assez l’équilibre entre des épaules tombantes et un cou très fort. A la fin de sa campagne présidentielle, en 95, je me souviens que, cédant pour une fois aux conseils de son entourage, il s’était fait faire par un tailleur français un costume croisé aux épaules plus marquées. Esthétiquement, c’était une réussite.
Le chemisier, en revanche, a su faire ce qu’il fallait pour atténuer la grosseur du cou : col à l’ouverture assez généreuse et aux tombants assez écartés pour permettre à un nœud de beau volume (sans doute un double noeud) de bien prendre sa place.
Les conseillers en image ont une obsession : que les hommes politiques ressemblent le plus possible à des Français – et électeurs – moyens. La plupart d’entre eux se plient sans maugréer à leurs désirs – sans doute parce que, « moyens », ils le sont plus qu’on ne le croit. Mais qu’un homme politique refuse ce diktat soufflé par la médiocrité ambiante, on le moque et on le raille. Ne devrions-nous pas souhaiter, pourtant, que nos hommes politiques fussent pour nous des « modèles » – et pas seulement pour ce qui touche à l’élégance ?
(Sur Edouard Balladur, lire aussi Du look et du style, suite)