On entend parfois dire : « Facile d’être élégant quand on a les moyens de fréquenter les meilleurs faiseurs ! » Idée reçue. Le meilleur tailleur du monde ne peut promettre que ce qu’il sait pouvoir tenir – en premier, la perfection d’une coupe. Evidemment, c’est déjà beaucoup, mais cela ne suffit pas à rendre un homme élégant. On sort de chez le tailleur un peu dans le même état d’esprit qu’on sort de chez le coiffeur : on est d’abord rassuré de s’en être remis à des mains expertes. On se sent léger, un peu changé et, pour ainsi dire, plus beau. Et puis on rentre chez soi, on se regarde dans son miroir habituel, et, là, le doute s’insinue : est-ce bien moi, dans ce costume impeccable pourtant taillé à mes mesures ?
Car l’élégance ne s’impose pas de l’extérieur. Elle suppose réflexion, connaissances, goût, maturation, habitudes, appropriation. Elle est négligence, désinvolture, nonchalance. Elle aime le temps – sa patine, son prix. Elle se cache dans des détails, joue avec les couleurs, les formes, les matières. On n’en finirait pas d’essayer de la définir. On croit avoir terminé son portrait qu’on en est encore à l’ébauche. L’élégance ne s’explique pas. Elle se constate et s’admire.
Voyez, par exemple, Philippe Noiret dans Max et Jérémie (1).
Le trouvez-vous élégant ? Rien à redire à la coupe de son costume. Mais d’où vient donc l’insatisfaction qui saisit l’amateur exigeant ? Comparez maintenant les tenues qu’il porte dans ce film à celles qu’il s’inventait pour lui-même dans la vie. Quelle différence ! Il n’est pas jusqu’aux défauts de ces dernières (je veux dire : manquements trop apparents aux règles du bien habiller pour ne pas être volontaires) qui n’aient un cachet incomparable.
Une photo émouvante : Noiret fut jusqu'au bout préoccupé par l'élégance.
Voyez encore Albert Cossery dans cette vidéo (Hôtel, Pierre-Pascal Rossi, 1991).
Les ignorants se gausseront de mon exemple. D’autres crieront à la provocation. La coupe des vestes est parfaite, mais l’essentiel est à chercher ailleurs – dans le port de tête, la retenue, le regard, les accessoires, les couleurs, les gestes… Qu’importe alors que la pochette jaune et le foulard bordeaux aient l’air bon marché ! Cet écrivain rare (8 beaux livres en 65 ans !) avait fait de sa vie une leçon de style. « Pourquoi écrivez-vous ? » lui demanda un jour un journaliste du Figaro-Magazine. « Pour que quelqu’un qui vient de me lire n’aille pas travailler le lendemain. » En ces temps vulgaires qui ont fait du « travailler plus pour gagner plus » leur grand commandement, une réponse comme celle-ci vaut son pesant d'euros. Lui choisit de vivre modestement, soixante années durant, à l’hôtel La Louisiane. Ses après-midi, il les occupait à flâner, et, attablé au Flore, au Deux Magots ou au Bonaparte, à regarder passer les gens. « Temps perdu ! » diront les agités, qui resteront à jamais fermés aux richesses de la vie méditative. Il vécut ainsi pauvre mais libre, ou, pour paraphraser le titre de son plus fameux livre, « mendiant » mais « orgueilleux ». Il nous a quittés en 2008. « J’ai vécu ma vie minute par minute», confiera-t-il en guise d’adieu (2).
« L’élégance, a dit Radiguet, doit avoir l’air mal habillée ». Cette remarque est paradoxale et, par là, forcément outrée. N’empêche qu’elle atteint sa cible. Barbey d’Aurevilly, en son temps, avait déjà visé juste quand, à propos de Lord Petersham, il avait écrit : « Pour des myopes, c’était un modèle de dandysme, mais pour ceux qui ne se payent pas d’apparences, ce n’était pas plus un Dandy qu’une femme très bien mise n’est une femme élégante. » « Pour ceux qui ne se payent pas d’apparences » ! L’élégance ne s’achète pas. Les parvenus croient le contraire… et ne parviennent jamais à l’atteindre. Elle s’offre quelquefois à ceux qui ont fait de sa quête la grande affaire de leur vie. Et elle se laisse reconnaître par ceux qui ont pris l’habitude de vivre dans ses parages.
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1. « Max, mon personnage (...), était un homme très soigné. Dans un registre discret, plutôt dans les gris, il s'habillait de façon très élégante», écrit Noiret dans ses mémoires (Mémoire cavalière, Robert Laffont).
2. Pour la petite histoire, Albert Cossery fut marié à la comédienne Monique Chaumette, qui, en secondes noces, épousera… Philippe Noiret.