Les styles anglais et italien se partagent la planète mode depuis les années 50. Les années 80 ont été dominées par le style anglais. Le style italien domine nos années 2000. Pantalon étroit, sans pinces et sans revers, chaussures fines et cambrées : autant de reprises de la mode italienne des années 50. On a revisité récemment l’héritage d’un Gianni Agnelli. Il y a vingt ans, la référence était le prince Charles. Le sacre récent de celui-ci par Esquire en tant qu’homme le plus élégant du monde (… pour l’autre sacre, il attendra !) annonce-t-il le retour en grâce du style anglais ? Le succès grandissant d’une marque comme Hackett semble aller dans ce sens.
D’autres styles existent, mais ils n’ont jamais acquis le renom des deux autres. Le style autrichien n’est pas exportable. Le style américain fut d’abord une adaptation nationale du style anglais. L’un comme l’autre méritent néanmoins, à des degrés différents, notre attention. Qui oserait nier que l’Ivy League (1) ait influencé – et influence encore – la garde-robe des élégants du monde entier ?
Très bien, me direz-vous, mais qu’en est-il du style français ? On aimerait croire à son existence. On tente régulièrement d’en tracer les contours. Mais force est d’admettre que le concept manque de corps et qu’il n’a jamais convaincu les élégants. Son hypothétique existence n’intéresse d’ailleurs que les Français eux-mêmes.
Il y eut, certes, le groupe des Cinq (2) au milieu des années 50 et la « ligne Cardin » au milieu de la décennie suivante. Les tailleurs du groupe des Cinq tentèrent de créer une « Haute Couture pour Homme » et de diffuser, en France comme à l’étranger, une « coupe française » - notion d’ailleurs contestée à l’époque.
Des hommes et des modes, Farid Chenoune (Flammarion), page 249
La révolution Cardin fut le point de départ d’une confection inventive et de qualité. Son impact dépassa largement nos frontières. « Le nom qui est sur toutes les lèvres dans la mode masculine, c’est Cardin », affirma le New York Times le 1er mars 1966. Mais, aussi intéressantes qu’elles soient, ces tentatives n’ont pas donné naissance à un style français. Remarquons, au reste, que la coupe italienne influença grandement les membres du groupe des Cinq et que la ligne Cardin fut avant tout une évolution de la silhouette britannique. Pour l’anecdote, il est significatif de rappeler que, dans Chapeau melon et bottes de cuir, Patrick Mac Nee, alias John Steed, le très british agent secret de Sa Gracieuse Majesté, était habillé… par Pierre Cardin.
Ibid, page 274
Le style français est un des serpents de mer préférés des chroniqueurs de mode en mal d’inspiration. J’ai retrouvé, pour les besoins de mon article, un ancien numéro de Monsieur (n° 13) dans lequel Thierry Billard s’épuisait à faire croire à son existence : « Nos compatriotes, écrivait-il, éprouvent le plus grand mal à distinguer (notre style). » Plus loin : « Le style français existe, mais encore faut-il que les Français eux-mêmes s’en rendent compte. » Et il concluait sur ce point de vue qui dit tout et rien : « Le style français est en somme le style de demain. »
Laissons l’avenir à Dieu et parlons d’aujourd’hui. On loue l’inventivité de certains de nos tailleurs. A propos de Djay, François-Jean Daehn parle de « la renaissance de l’école parisienne face à Savile Row et aux Italiens » (Monsieur, n° 66, p. 60). Sachons raison garder. Quelle « école parisienne » s’agit-il de faire renaître ? Qui sont les membres de cette école renaissante ? Quel en est le phare ? A quels principes les uns et les autres se rallient-ils ? La coupe d’un Djay et celle de Cifonelli, par exemple, sont très différentes. Parler à leur propos d’une communauté de style serait mensonger. L’individualisme est la marque de notre société. Pourquoi les maîtres tailleurs échapperaient-ils à la règle ? Chacun veut imposer sa différence. Cerner, définir, voire inventer une coupe française ne fait pas partie des préoccupations de nos tailleurs.
On tente généralement de faire émerger les caractéristiques d’un style français par confrontation avec les styles anglais ou italien. Cette façon de procéder porte en elle ses limites. En tant que tel, le style français n’existe donc pas. La France a cessé de donner le ton aux modes masculines à partir du milieu du XVIII° siècle. Ferons-nous un jour le deuil de notre suprématie perdue ? Consolons-nous en songeant à notre haute couture féminine qui, pour le monde entier, reste la référence. La tradition française a placé la femme au centre de la vie mondaine. Devrions-nous le regretter ? Ce particularisme culturel explique peut-être que nous ayons laissé la très masculine société anglaise et la très machiste société italienne imposer leur loi aux modes pour homme.
Un style ne naît pas ex nihilo. De multiples facteurs sont à prendre en compte : la morphologie, le climat, l’histoire, l’art de vivre… Le petit gabarit des Italiens explique certains choix opérés par leurs tailleurs. La pluie a pénétré – si l’on ose dire – le dressing des Anglais. Le style italien est marqué par un mode de vie urbain et moderne tandis que la campagne imprègne un style anglais fier de ses traditions. L’élaboration d’un style français ne saurait faire l’économie d’une réflexion en profondeur. Il s’agirait de se demander qui nous sommes, d’où nous venons, comment nous vivons, où nous voulons aller… Bref, de cerner en ce domaine aussi les contours de notre identité. Vaste et ambitieux chantier ! Je doute qu’il trouve rapidement un maître d’œuvre. Et des ouvriers.
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- Ivy League : style venu des campus américains du nord-est des Etats-Unis. « Son principal message, c’est qu’élégance et prestige ne sont pas nécessairement synonymes de rigidité et de formalisme, de même que la décontraction n’implique pas la négligence. » Colin McDowell, Histoire de la mode masculine, La Martinière, p. 97.
- « Groupe des cinq » : groupe formé en 1956 par cinq tailleurs (Bardot, Camps, Evzeline, Socrate, Waltener). « (Ce) groupe s’éteindra vers 1970, usé par l’âge et les chamailleries, affaibli par la défection de la clientèle du sur mesure et démodé par la nouvelle vague du prêt-à-porter, incarnée par Cardin . » Farid Chenoune, Des Modes et des hommes, p.248.