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1 mai 2015 5 01 /05 /mai /2015 07:12

« Le dessin de Modigliani est d’une élégance suprême » affirmait Cocteau. J’en ai eu la confirmation récemment en parcourant un album de ses œuvres. Les portraits d’hommes témoignent, au même titre que ceux de femmes et que les nus, d’un sens aigu de l’élégance de la ligne. Un de ses modèles affirma qu’il n’indiquait jamais de pose, qu’il laissait le sujet prendre une position naturelle. L’examen des œuvres me fait douter de cette version. Les poses, concertées et souvent semblables d’une toile à l’autre, n’ont pas l’air de devoir grand-chose au hasard. J’imagine volontiers Modigliani guidant à leur insu ses modèles jusqu’où il voulait exactement qu’ils arrivent. Les mains sont assez fréquemment posées sur les genoux, à la façon, je crois, toscane :


modi-zboro.jpgLeoplod Zborowski, 1918-19

 

D’autres fois, une main soutient nonchalamment le visage :


modi-jean-alex.jpg Jean Alexandre, 1909

 

… ou se glisse dans une poche :


modi-paul-alex.jpgPaul Alexandre, 1909    

 

Objectivement, les doigts sont souvent gros, mais ce n’est pas ainsi qu’ils nous paraissent : le peintre est un illusionniste ! Le mouvement des bras est toujours gracieux, fluide. L’inclinaison quasi systématique des visages ajoute à l’élégance et dynamise la représentation. La mise en image(s) est aussi mise en scène, comme dans le genre du portrait mondain auquel il me semble que l’art de Modigliani a emprunté certains traits. Les accessoires n’attirent pas l’attention sur eux. La cigarette se fait oublier. Le chapeau est placé haut (… à ne pas imiter dans la réalité !) pour ne pas dissimuler le visage. La cravate, de couleur sombre et aux proportions parfaites, se fond dans l’ensemble.


modigliani-paul-guillaume-def.jpgPaul Guillaume, 1915


modi-paul-guillaume-deux.jpgLe même, 1916


modi-bara.jpgMonsieur Baranowski, 1918

 

L’essentiel, c’est le visage dont il nous fait sentir inlassablement le mystère. La ressemblance est là, qu’une stylisation extrême malmène à peine.


modi-cocteau.jpgJean Cocteau, 1916, littéralement "tiré à quatre épingles" !

 

Miracle d’un art qui rend compte de la réalité en usant de formes qui n’ont pas grand-chose à voir avec elle ! Et, au milieu des visages, surgissent souvent des regards sans yeux, étrangement plus expressifs que les yeux sans regard que nous croisons tous les jours dans nos rues.

Le sens de la pose, Modigliani ne l’avait pas qu’en tant que peintre ; il l’avait aussi devant l’objectif. Son maintien, visiblement étudié, met le corps en mouvement. L’affectation n’est pas toujours évitée, comme sur ce cliché :


modi-lavalliere.jpg

 

« Il lui était insupportable de passer inaperçu (…) Il y avait en lui de l’acteur », écrivit Adolphe Basler. La simplicité du geste ne nuit pourtant pas à son efficacité, bien au contraire : ainsi sur ce cliché de 1909 où il suffit que les mains soient posées sur les hanches pour que la pose soit remarquable de naturel :


modi-pull.jpg

 

Sa vêture évolua. Ardengo Soffici, qui le rencontra à Venise en 1903, note son « élégance discrète ».


modi-1903.jpgModigliani en 1903, quand A. Soffici le rencontra

 

Arrivé à Paris, Modigliani adopte bientôt le style artiste alors en vogue chez les peintres. Braque et Picasso sont en bleu de travail, Van Dongen en tricot de marin… Pour lui, ce sera le costume de velours, genre terrassier, accompagné d’un « foulard éclatant » et d’ « un large feutre » (Louis Latourettes).


modigliani-def.jpg

 

Quand Pierre Bertin (1) le croise à Nice en 1918, il est « misérablement vêtu ». Un an plus tard, très exactement à l’automne 1919, il parade en costume de velours gris clair presque neuf avec un beau foulard. Cette même année 19, quand son marchand Zborowski, qui doit se rendre à Londres, lui demande ce qu’il veut, il répond : « De belles chaussures ».

Les témoignages des contemporains ne sont pas d’accord sur tout, mais ils se rejoignent sur un point : la noblesse de son expression. Le voisinage des lexiques est troublant : « une noblesse excédée », dit Paul Alexandre, qui emprunte l’expression à Baudelaire ; « l’air d’un prince », dit Jacques Lipchitz ; « la mine d’un aristocrate », dit André Salmon ; « un visage aux traits nobles », dit Pierre Bertin…

Aristocrate donc, et, selon l’expression de Cendrars, « pochard ». Mais un pochard lettré : « (Il) récitait, se souvient Cendrars (Bourlinguer), des passages de la Divine Comédie au milieu de la chaussée et (…) commentait Dante à coups de trique. » Il avait lu Villon, Baudelaire, Laforgue, Verlaine, Mallarmé, Nietzsche, d’Annunzio… On dit qu’un exemplaire des Chants de Maldoror de Lautréamont ne quittait jamais sa poche. Ses goûts étaient ceux d’un homme sensible et tourné vers le beau. Il s’essaya à la poésie :

« Du haut de la Montagne Noire, le Roi
Celui qu’Il élut pour régner, pour commander
Pleure les larmes de ceux qui n’ont pu
rejoindre les étoiles
… »

Mais, chez Modigliani, le fleuve de la poésie sort du lit douillet des vers. La poésie irrigue tout ce qu’il fait. Elle s’étend à ses dessins, à ses peintures, à ses sculptures. C’est elle qui tient le crayon quand, dans une lettre à Zborowski, il écrit : « J’ai flâné un peu ces jours-ci ; la féconde paresse : le seul travail. » - ou, sur une carte postale à Paul Alexandre : « Le bonheur est un ange au visage grave »… C’est encore elle qui lui fit reconnaître l’amour dans le visage de la jeune Jeanne Hébuterne. Etait-elle brune, blonde ou rousse ? Je l’ignore. Un témoin parle de « ses blondes nattes », un autre de « ses cheveux châtain foncé » et Modigliani la peignit en rousse… Les rares clichés qu’on a d’elle la montrent plutôt brune, mais ils sont en noir et blanc…


Jeanne-Hebuterne.jpg

 

Qu’elle était la couleur de ses yeux ? Bleus sur un portrait, marron sur l’autre…

Je veux croire qu’il aima d’abord Jeanne pour son visage, qu’on aurait dit sorti d’un tableau de ces peintres préraphaélites qu’il admirait. Les esthètes aiment la vie quand elle imite l’art. L’histoire de Jeanne et d’Amedeo fut noble et tragique. Et brève : à peine trois ans. Modigliani mourut jeune, comme il en avait eu le pressentiment. Jeanne le suivit dans la mort, comme elle l’avait annoncée. Le lendemain du décès de son amant, elle se jeta du cinquième étage d’un immeuble. Elle était enceinte de neuf mois.

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1. Ah ! Pierre Bertin ! C’est, dans Les Tontons flingueurs, le père de François (Claude Rich), Adolphe Amédée Delafoy.
2. Ouvrages consultés : Amedeo Modigliani, prince de Montparnasse, Herbert Lottman, Calmann-Lévy ; Histoire de la coquetterie masculine, Jean Claude Bologne, Perrin ; Bourlinguer, Blaise Cendrars, Folio Gallimard ; Modigliani, Gaston Diehl, Flammarion.

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commentaires

F
très beau billet cher chouan qui rend magnifiquement grâce à l'œuvre, au personnage et à la vie de Modigliani.<br /> encore une fois, merci de rendre nos journée sont plus belles.
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S
Merci pour ce très bel article.
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N
Excellent post. Sujet intéressant, article bien troussé. Bravo.
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