A certains égards, aujourd'hui peut rappeler hier. Dit sans nuances : les années bling-bling ont remplacé les "années fric", la figure du trader celle du yuppie et Jérôme Kerviel Bernard Tapie. La nippe luxueuse du bobo faussement cool remisée, le costume est - dans les milieux que j'évoque ici - redevenu la pièce maîtresse du vestiaire masculin. Nombreux furent les traders qui - au moins jusqu'à la crise - hantèrent Savile Row et goûtèrent au charme incomparable d'une élégance intemporelle, flatteuse pour leur ligne... et pour leur ego social. L'exclusivité de la mesure, redécouverte sous toutes ses formes, assouvit idéalement la soif d'égotisme d'un certain type d'homme aisé de notre temps. Les sites et blogs traitant de l'élégance se sont multipliés, jouant le rôle naguère dévolu aux guides du bien-vêtir.
D'aucuns jugèrent sévèrement la vague néo-classique des années 80. Farid Chenoune l'aborde ainsi dans Des modes et des hommes : "La célébration de l'élégance s'accompagnera de l'exhumation de pièces de la garde-robe délaissées durant des années et désormais hissées au rang de "classiques", redonnant au mot, au-delà de son apparente aura consensuelle, son pouvoir de ségrégation sociale." Devrait-on, dès lors, condamner pour les mêmes raisons le regain d'intérêt actuel pour les signes distinctifs de l'élégance classique ?
En tant que modeste rédacteur d'un blog que son positionnement expose à la critique, je me permets une question : en quoi la diffusion des règles du bien-vêtir - qui fondent l'élégance classique - peut-elle être assimilée à une œuvre de ségrégation sociale ? Ne renforcerait-on pas plus sûrement celle-ci en cantonnant l'application de ces règles dans un entre-soi clivant ? Leur connaissance ne doit-elle pas être proposée au plus grand nombre - en dehors de toute considération de fortune ou de naissance ? Le mépris de classe se joue d’ailleurs des apparences : il peut se déguiser en bobo ou se parer des plumes des créateurs - il n'a que faire des règles et des codes car il se juge au-dessus d'eux.
Cela dit, l'honnêteté m'oblige à reconnaître que les "maîtres en élégance", tenants de l"'école classique", ont tôt fait d'user d'un ton doctoral assez désagréable. Du haut de leur chaire, on les voit distribuer bons points et mauvais points avec une assurance qui les rend agaçants. Passé un certain âge, la posture humiliante de l'élève n'est pas supportable. Sur ce chapitre, suis-je moi-même exempt de tout reproche ? Un commentaire de Philippe Booch à mon article Du luxe caché ou montré m'a donné à réfléchir. Je concluais mon propos sur ce trait : "Donnez de l'argent aux pauvres et vous en ferez presque tous des bourgeois mal nippés." Philippe Booch me tança avec une ironie consommée : "Cette dernière phrase est toute en nuance, aucun mépris, légère et subtile comme les étoffes de vigogne que vous devez adorer..." Je lui répondis que "je n'(étais) pas né avec une petite cuillère d'argent dans la bouche ni avec une couverture de vigogne dans le berceau." Il commenta derechef : " J'ai trouvé votre article conforme à ce que je pense... à la réserve de cette dernière phrase que j'ai trouvée un poil condescendante. Mais c'est un peu la figure imposée de ce genre d'exercice." Ainsi donc, il serait acquis que les défenseurs d'une certaine conception de l'élégance fussent hautains et cassants. Ma phrase était-elle "un poil condescendante" ? J'ai en tout cas retenu la leçon et, depuis, avant leur publication, je prends soin de soumettre mes articles... à une épilation totale.
La simplicité et le respect de l'autre sont des indicateurs d'élégance. Car l’élégance est aussi une affaire de manières. S'il m'est arrivé de l'oublier, je le regrette sincèrement. Mais qu'on ne confonde pas tout : juger les apparences ne signifie pas juger sur les apparences. Si, par exemple, j'ai moqué dans mon billet Au revoir la mise du Français moyen en vacances, c'était à raison : je me sens offensé par l'irrespect dont son laisser-aller témoigne. De même, les sots qui se parent méritent mon blâme. Je pardonne, en revanche, aux fautes de goût et j'admire les trouvailles qui attestent un don. Mais le don restant l'exception, je crois très utile la diffusion des règles du bien-vêtir. S'habiller est un acte culturel et, par là, il s'apprend. On apprend à conduire; pourquoi n'apprendrait-on pas à s'habiller ? Il existe un code de la route et il existe un dress code. De même que la connaissance du premier ne garantit pas qu'on soit un bon conducteur, de même celle du second ne signifie pas qu'on s'habille bien. Mais au moins permet-elle qu'on le fasse moins mal. Et c’est déjà une sacrée victoire.