Guy Marchand et Adelina.
Cherchant des noms d’acteurs élégants, Philippe Noiret remarque dans ses mémoires : « Il y a bien Guy Marchand, qui est à la ville un homme très élégant, un peu dans le style des années trente (1). »
Le vêtement, c’est visible, intéresse Guy Marchand. Un passage de son livre, Le Guignol des Buttes-Chaumont, en témoigne avec humour (2) :
"C’était une époque où la fréquentation des grands élégants comme Philippe Noiret m’avait un moment fait sombrer dans un dandysme presque pathologique où la question de l’existence de Dieu passait bien après le choix de la couleur de mes cravates. (…)
J’avais trouvé un livre, Le Chic anglais, une espèce de bible qui contenait tous les secrets de l’élégance masculine britannique. Secrets que beaucoup ignoraient. Deux races y étaient décrites, les Troggies et les Charlies, ceux qui croient être élégants et font rire, et ceux qui croient être initiés. Jamais un blazer avec un pantalon gris – d’après la bible, ça faisait vendeur d’un grand magasin -, toujours avec un pantalon blanc de marin ou une culotte de joueur de polo. Le blazer se met en vrac dans un sac de sport et on le sort après le match pour être présenté à la reine. C’est pas beau ça, pour un petit gars de Belleville comme moi ? Jamais ô grand jamais un costume prince de galles ou une veste de tweed pour aller à une course à Longchamp ou à Deauville, mais toujours un costume bleu marine avec un chapeau de paille ou autre, mais plutôt marron. Jamais un costume marron, en revanche, « Brown is sheet » : rien de plus vulgaire pour un gentleman, l’horreur absolue. Un gentleman ne porte pas non plus de lunettes de soleil, un gentleman cligne des yeux. La cravate peut être tachée, les manchettes de chemises légèrement usées, mais les chaussures doivent être parfaitement propres et cirées. Toujours prendre une largeur de moins et une pointure de plus pour ne pas avoir des pieds de petit bourgeois. Le pli du pantalon, on s’en fout car il signe l’empilement de la confection. Un pantalon, ça se repasse une fois tous les six mois chez son tailleur et il peut tirebouchonner sans complexes. Les costumes rayés gris ou bleu marine doivent avoir des rayures très larges, exactement comme les costumes de gangsters des années trente. Plus les rayures diminuent, plus le poste de celui qui les porte est subalterne dans la banque, pour finir comme les lignes de comptes des employés les plus modestes. Quant au Barbour – la fameuse veste de chasse -, il y avait plusieurs pages pour décrire celui d’un homme s’étant noyé dans le lac du Loch Ness et qui, retrouvé par son petit-fils trente ans plus tard, avait la patine nécessaire pour être convenable.
Lorsque les Anglais se montrent aussi futiles, je leur pardonne Mers el-Kébir et Jeanne d’Arc. Et quand j’apprends que le dandy Brummell mettait un costume différent chaque jour selon la couleur des feuilles dans le jardin, pour moi ça frise le génie et le désespoir, comme un pied de nez à l’ennui et à la mort.
Inutile de vous dire que j’ai brillé dans la société avec ma bible seulement pour rigoler car ma vulgarité naturelle me ramène toujours aux chaussures bicolores façon souteneur et aux cravates de hareng que portent les vrais hommes à Pigalle.
Un jour, je suis invité chez Hermès, là-haut au dernier étage, faubourg Saint-Honoré, là où il y a quelques rangs de vigne sur le toit, et je fais mon exposé sur l’élégance devant une assistance assez stupéfaite. Mais des scrupules me poussent à dévoiler mes sources et à révéler par là même que je suis un affreux mystificateur. A un moment ou à un autre, chez moi, le vernis craque et le zonard apparaît avec tout l’exotisme du dix-neuvième arrondissement. Je leur ai donc indiqué ma bible et je pense que les stylistes de la maison en ont tenu compte pour leur collection. (…)
Un jour, j’ai tout vendu aux Puces de Saint-Ouen ; c’était annoncé dans le journal et tout est parti en une demi-heure. J’étais du même coup guéri de maniaco-dépression à tendance fétichiste."
Une page d’anthologie ! Mon souci de l’exactitude m’oblige toutefois à préciser que Guy Marchand prête à James Darwen des propos qu’il n’a jamais tenus. Ces extrapolations, loin de me gêner, me semblent plutôt témoigner de la sympathie d’un lecteur pour un auteur – le premier s’étant à ce point approprié la pensée du second qu’il peut, sans trahison, parler à sa place.
Revenons au jugement de Philippe Noiret. Il comprend deux propositions que les photos qui vont suivre confirment en tous points.
L’élégance de Guy Marchand à la ville – j’ajoute : et à la campagne. Guy Marchand est ici saisi dans « la vraie vie », vêtu, d’ailleurs, de façon beaucoup plus intéressante que sur les clichés extraits de ses films.
Une élégance dans le style des années trente. Fedora brun, casquette hatteras, cheveux plaqués gominés, pattes longues, bandana autour du cou, costume gris rayé porté avec des chaussures jaunes… L’inspiration puise à plusieurs sources. On pense à la panoplie des truands et des détectives dans les films noirs, français et américains ; à celle des « marlous » – influence revendiquée avec humour par Guy Marchand lui-même ; on pense, enfin, à la panoplie du latin lover, dans le genre d’un Rudolph Valentino ou, chez nous, d’un Tino Rossi. Au total, une élégance année trente à la fois raffinée… et canaille !
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La « touche » Guy Marchand (« touche » lui convient mieux, je trouve, que « style ») peut se définir d’un mot : la désinvolture. D’aucuns, dans l’air du temps, parleraient de « sprezattura ». Veste de costume portée quasi systématiquement ouverte – même à l’extérieur ; cravate toujours dénouée ; chapeau posé comme le déconseillerait tout bon chapelier : un peu trop enfoncé, un peu trop basculé vers l’avant ; tenues savamment désassorties et comme choisies à la hâte, dans le jaillissement de l’inspiration ; à-peu-près concertés, que seul permet un sérieux savoir-faire. Maîtres mots : spontanéité, fantaisie, confort. Ni James Darwen ni Guy Marchand ne me démentiraient si j’ajoutais ce principe aux leurs : ne jamais porter une tenue ayant l’air d’avoir été soigneusement préparée la veille !
Guy Marchand habite ses tenues – je veux dire qu’elles lui ressemblent. Cela coïncide du reste fort bien avec sa conviction (que partageait Noiret) que, pour entrer dans un personnage, le choix du costume s’avère primordial. Regardez comme je m’habille et vous saurez qui je suis. Les fringues disent le bonhomme.
Une réserve tout de même : pourquoi cette cravate éternellement dénouée ? La désinvolture imprègne assez la mise pour n’avoir pas besoin de ce gimmick un peu facile. Et puis, avec une cravate dénouée, le plus beau col de chemise s'écroule lamentablement.
Les élégants sont rarement bien dans leur corps. S’ils l’étaient, ils ne déploieraient pas tant d’art pour être bien dans leurs vêtements. On envie ce qu’on n’a pas : Philippe Noiret soupirait après « cette élégance suprême des hommes qui maîtrisent leur corps à la perfection ». Je parierais que Guy Marchand a plus d’une fois rêvé de ressembler à l’un de ces dandies hiératiques, ultra racés et raffinés, tel le comte de Montesquiou peint par Boldini. Lui, respire la force virile. Joueur de polo, il pourrait – ou aurait pu – incarner avec beaucoup de vraisemblance l’homme selon Ralph Lauren ou La Martina. On l’imagine volontiers parcourant à cheval les milliers d’hectares d’une hacienda. Mais quand les hommes athlétiques se piquent d’élégance, le résultat est souvent raté. Ils en font trop, sont maladroits, agressifs… Il faut toute la distance ironique d’un Steve McQueen dans L’Affaire Thomas Crown ou la désinvolture étudiée d’un Guy Marchand pour – si je puis dire – sauver la mise.
Cette désinvolture, qui fut d’abord son masque, lui colle aujourd’hui à la peau. Le temps a fait son œuvre. Le regard s’est teinté de mélancolie. L’œil droit, écarquillé, s’étonne encore quand l’œil gauche, sous la fronce du sourcil, semble dire « A quoi bon ? » Touche finale – et émouvante – à la « touche » de l’ancien « petit gars de Belleville » (3).
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1 - Philippe Noiret, Mémoire cavalière, Robert Laffont.
2 - Guy Marchand, Le Guignol des Buttes-Chaumont, Michel Lafon.
3 - Tous les portraits de Guy Marchand - sauf le dernier - sont signés Adelina Marchand et extraits de son blog "Une bible au Ritz". Merci à elle de m'avoir autorisé à les reproduire.