La modernité s'est fait une spécialité de la remise en cause des valeurs. On bouge, on renverse, on élimine... L'art n'a pas échappé à la règle. Nos entrepreneurs en démolition en ont même fait un de leurs champs d'expérimentation favoris. Qu'est-ce que l'art ? De quel droit distinguer arts majeurs et mineurs ? Et puis - tant qu'on y est : l'art existe-t-il ?
La confusion entre l'art et l'artisanat participe de l'entreprise. La question de savoir ce qui distingue l'un de l'autre n'est certes pas nouvelle, mais la modernité en a changé les termes. Il fallut attendre 1762 pour que l'Académie française établisse une différenciation institutionnelle entre les deux mots en définissant l'artisan en tant qu' « homme de métier » et l'artiste en tant que « celui qui exprime le Beau ». Le beau... La modernité lui a porté un coup fatal. « L'idée de modernité, a dit Malraux (je cite de mémoire), est née quand les notions d'art et d'harmonie ont été dissociées. » Le peintre expressionniste abstrait Barnett Newman est plus direct en affirmant que « le mobile de l'art moderne a été de détruire la beauté.»
Le domaine de la mode offre un exemple convaincant de brouillage des valeurs. Autrefois, le vêtement était avant tout pour les peintres prétexte à l’exercice de leur art : « Qu’un bavolet à rubans s’immortalise dans un dessin d’Ingres, ou un bibi dans un Renoir, tant mieux, mais c’est un hasard », disait Chanel. Rendre la profondeur des velours, le chatoiement des satins, la finesse des dentelles, l’éclat des broderies : autant de défis pour le peintre soucieux de faire montre de son talent et non de célébrer le travail d’artisans anonymes. Au reste, l’artiste, c’était lui et sûrement pas les artisans en question.
Ingres, "La princesse de Broglie"
Au début du XXe siècle, des artistes vont changer la donne en pénétrant le domaine du vêtement avec l’intention de le révolutionner. Dans les années 10, Robert Delaunay et sa femme Sonia transposent aux vêtements le simultanéisme de leur peinture. « Voici, par exemple, un costume de M. Robert Delaunay, écrit Guillaume Apollinaire - chantre de L'Esprit Nouveau - dans La Femme assise en 1914 : veston violet, gilet beige, pantalon nègre. En voici un autre : manteau rouge à col bleu, chaussettes jaunes et noires, pantalon noir, veston vert, gilet bleu ciel, minuscule cravate rouge.»
Tristan Tzara par Robert Delaunay. Echarpe "simultanée" dessinée par Sonia, la femme de Robert.
Giacomo Balla, peintre futuriste italien, signe en 1914 un manifeste du vêtement futuriste et proclame la fin de l'élégance : les vêtements futuristes sont « hygiéniques » et « coupés de façon à ce que les pores puissent respirer facilement ». Les couleurs sont violentes et - à bas le classicisme ! - les formes asymétriques.
Costume futuriste de Balla
En 1919, l'artiste futuriste Ernesto Thayaht crée sa fameuse tuta, qui constitue une tentative de rationalisation extrême du vêtement. La tuta était conçue pour être portée par tout le monde et dans toutes les circonstances. Tentative - et tentation - totalitaire (tuta veut dire « toute » en italien) dont il n'est peut-être pas exagéré de voir dans certains travaux de Le Corbusier le pendant architectural. Si l'influence du second avait été égale à celle du premier, la forme de nos villes en eût été heureusement changée...
La tuta de Thayaht
Réciproquement, des couturiers se rapprochent d’artistes. Madeleine Vionnet engage Ernesto Thayaht ; il sera son collaborateur de 1919 à 1925. Coco Chanel met son talent au service d’entreprises de décloisonnement artistique. Jean Cocteau, son ami, lui demande de concevoir les costumes de son Antigone (1922), tandis que Picasso s’occupe des décors et Honegger de la musique. Elle est encore de l’aventure du Train bleu (1924), un ballet monté par Diaghilev dont Darius Milhaud a composé la musique et Henri Laurens réalisé le décor. Le rideau de scène est la reproduction d’une toile de Picasso.
Jean Cocteau, entouré des danseurs du Train bleu
Ces exemples sont certes significatifs. Notre regard a posteriori risque toutefois d’en grossir l’importance. Quand Cocteau justifie le choix de Chanel pour Antigone, il se garde bien d’employer à son sujet le mot d’artiste : « J’ai demandé les costumes à Chanel parce qu’elle est la plus grande couturière de notre temps ». Mais un processus est enclenché : la mode ne cessera plus de lorgner du côté de l’art.
En 1965, Yves Saint Laurent fait sensation avec sa robe Mondrian. Des artistes avaient investi le domaine du vêtement. Un couturier inverse les rôles en créant un vêtement tableau (… ou toile, devrais-je plutôt dire !) - hommage à un peintre en même temps que témoignage des possibilités graphiques de son propre moyen d’expression. Saint Laurent ne se livre pas à un vulgaire travail de copiste ; il fait œuvre personnelle en transposant la géométrie du tableau à celle du corps et de la robe. Il récidivera quelquefois (références au Pop art, à Picasso, à Matisse…) avec plus ou moins de réussite.
YSL, robe Mondrian
Le règne du styliste puis, surtout, du créateur continue la métamorphose. Le créateur se définit - son nom l’indique - comme un artiste plutôt que comme un couturier. Puisque tout est art, la mode aussi est un art et rien n’empêche l’ancien couturier de s’autoproclamer orgueilleusement créateur. L’évolution parallèle de l’art contemporain favorise la confusion. Les supports de la création se multiplient, parfois éphémères ou immatériels. Qu’est-ce qui interdit, dès lors, le travail du couturier-créateur, qui porte sur le corps et le vêtement, d’être artistique ?
Pour capter l’air du temps, on peut faire confiance aux professionnels de la mode. Les créateurs ont parfaitement saisi la dimension spectaculaire de notre société. Ils ont transformé leurs défilés en shows aux scénographies incroyablement sophistiquées : des performances, en quelque sorte, au sens artistique du terme ! Certains créateurs sont devenus des idoles, à l’exemple des « stars du rock », le rock ayant acquis, de son côté, le statut de « culture » à part entière : tout se tient !
John Galiano
Ne restait plus aux créateurs qu’à obtenir la reconnaissance de l’institution. C’est fait ! Par exemple, le musée des beaux-arts de Montréal a consacré ces mois derniers une exposition à Jean-Paul Gaultier. « Toute la carrière du créateur défile sous nos yeux », expliquait dans Le Monde (édition du 18 juin 2011) Joël Morio. Jean-Paul Gaultier muséifié de son vivant ? « Cela peut être comme un enterrement de voir ses vêtements au musée », confiait, lucide, le principal intéressé. Fin de la métamorphose.
"La planète mode de Jean-Paul Gaultier", musée des beaux-arts de Montréal
En quoi art et artisanat se distinguent-ils ? Pour tenter de répondre à cette question, les « angles » ne manquent pas. Je pourrais reprendre la distinction établie par l’Académie en 1762. Mais je préfère me servir d’un propos que j’ai souvent entendu prononcer par le peintre Soulages : « Quand on sait ce qu’on va faire, on est un artisan ». Sous-entendu, l’art est imprévisible, aventureux, etc. Selon cette logique, le tailleur, par exemple, n’est pas un artiste : sa maîtrise technique est censée lui permettre de réaliser au mieux la pièce que lui a commandée son client. Qu’il en aille autrement, et le client serait en droit de lui demander des comptes… En somme, les meilleurs artisans seraient les moins « artistes ».
Les grands couturiers et les créateurs obéissent à une autre logique. Soumis à la cadence infernale des collections, ils doivent constamment fournir – et fournir de l’inédit, du surprenant ! Car la modernité – c’est une de ses lois – oblige à l’originalité. Course épuisante. Course folle ! Une fausse révolution en chasse une autre au rythme imposé par des médias zappeurs. Pour reprendre le propos de Soulages, nos couturiers et créateurs ne savent pas ce qu’ils vont faire. Ils cherchent, ainsi que l’exigeait Baudelaire - inventeur du mot modernité - à « trouver du nouveau au fond de l’inconnu ». Suivant la définition de Soulages, il n’est donc pas aberrant de qualifier les créateurs et couturiers d’artistes au sens contemporain du terme.
Mais, me direz-vous, le vêtement a une fonction utilitaire qui l’exclut du domaine de l’art. Je vous répondrai ceci : 1) Vous connaissez bien vos classiques mais mal vos contemporains ! 2) Les couturiers et créateurs ont résolu la difficulté en concevant des vêtements littéralement immettables. Notons d’ailleurs qu’ils ignorent souvent tout de la fabrication d’un vêtement : ils dessinent et laissent à des artisans le soin de la réalisation. La comparaison s’impose avec les artistes contemporains qui, souvent, ne savent pas dessiner et font fabriquer leurs œuvres dans des ateliers.
Chanel et Saint Laurent, que j’ai cités plus haut, ont toujours refusé d’être qualifiés d’artistes. « La mode n’est pas un art, c’est un métier », avait coutume de dire Chanel. C’est que ces grands noms de la mode se considéraient d’abord comme d’humbles artisans. Yves Saint Laurent était un homme de culture et un collectionneur d’art. L’admiration rend modeste.
« La beauté sauvera le monde », a prophétisé Dostoïevski. Mais c’était avant que la beauté ne meure, exécutée – c’est un comble ! – par ceux-là même qui étaient chargés de la servir !
… A quand sa résurrection ?