Dans ses mémoires, Philippe Noiret parle de son amour des artisans : « Parce qu’ils sont passionnés de leur métier, j’aime discuter avec eux, que ce soit d’un col de chemise ou du revers d’un pantalon (…) nous pouvons avoir des conversations byzantines sur la juste proportion (1). » A ma modeste place, je peux témoigner de ce que la fréquentation d’artisans passionnés m’a humainement apporté. Elle m’a fait réfléchir à la nécessaire confiance qui doit présider aux relations sociales. Choisir un artisan – un tailleur par exemple -, c’est toujours prendre un risque ; en tant que client, j’ai la crainte que le résultat ne soit pas à la hauteur de mes espérances… et de mes efforts financiers ! De l’autre côté, l’artisan doit faire avec des clients soupçonneux, difficiles, qui, parce qu’ils paient, se croient « les rois ». Il faut surmonter les préventions respectives. La relation est réussie si l’artisan fait tout son possible pour satisfaire son client et si le client accepte les aléas inhérents à toute activité manuelle. « Chaque tailleur a son défaut », me répétait ma mère quand, déçu par mes premiers essais « sartoriaux », je cherchais auprès d’elle un peu de consolation. Ma déception s’expliquait : j’étais jeune et mes fantaisies me mangeaient la presque totalité de mes maigres premiers salaires.
Atelier de tailleur, 1re moitié du XIXe. Litho coloriée. BPK, Berlin, dist. RMN.
Le choix des meilleurs fournisseurs ne préserve pas des mauvaises surprises. Philippe Noiret – j’y reviens – raconte qu’il avait dans ses armoires « des pantalons très bien coupés, mais un peu longs parce qu’on (s’était trompé) lorsqu’on (avait pris) les mesures ». Il dit encore : « Dès que j’ai gagné un peu d’argent, j’ai eu envie de me faire faire des souliers chez Lobb (…) c’étaient des mocassins ; lorsque je les ai récupérés, j’ai voulu les essayer : ils me faisaient un mal de chien. Je suis allé trouver M. Dickinson qui était le maître bottier de chez Lobb : « Ne vous inquiétez pas, monsieur Noiret. On a voulu trop bien faire. On va vous donner de l’aisance. » A partir de ce jour, j’ai été un fidèle de la maison. »
Les artisans m’ont appris, à leur manière, à être philosophe. « La machine est impersonnelle, disait Nietzsche. Elle retire à la pièce travaillée sa fierté, cette qualité et ces défauts inséparables de tout travail non mécanique. » J’ai appris à accepter les défauts de mes tailleurs successifs. L’un d’eux aimait à répéter : « Le tissu est une matière souple dont on ne fait pas ce qu’on veut. » Ces défauts, j’ai même fini par les aimer. Ils m’évoquent des souvenirs ; ils racontent des histoires. Les tisseurs orientaux introduisent volontairement un défaut dans la fabrication de leurs tapis afin de signifier que la perfection est l’apanage de Dieu. Nos machines modernes produisent, elles, des « produits parfaits », comme le dirait Houellebecq. Et Dieu a déserté nos vies.
L’objet réalisé par l’artisan est le fruit d’une relation entre deux personnes – lui et son client. De là sa valeur particulière et l’affection – oui, l’affection – qu’on peut avoir pour lui. Le « prix » d’un objet ainsi fabriqué n’est pas réductible à sa valeur pécuniaire. « Objets inanimés, avez-vous donc une âme/ Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » Assurément, des objets en plastique usinés à la chaîne n’auraient pas arraché au poète la même interrogation ! L’artisan communique un peu de son âme à l’objet qu’il fabrique et le client va, à son tour, transmettre un peu de la sienne à celui qu’il achète. Nietzsche encore : « Autrefois, tout achat fait à des artisans était une manière de distinguer des personnes des marques desquelles on s’entourait ; le mobilier et le vêtement devenaient de la sorte des symboles d’estime réciproque et d’affinités personnelles, tandis que nous ne semblons plus vivre à présent que parmi une société d’esclaves, anonyme et impersonnelle. »
Le nombre des artisans a, ces dernières décennies, fortement diminué. La mémoire des métiers disparus se perpétue, sous une forme folklorique et à des fins touristiques, dans des villages aussi tocs que des décors de cinéma. Seul un certain artisanat d’art et de luxe a réussi à tirer son épingle du jeu. Sa clientèle est riche et d’origine souvent étrangère. Les tailleurs habillaient autrefois les hommes de toutes les classes. Les quelques-uns qui survivent pratiquent des prix qui dissuadent la clientèle moyenne – et, a fortiori, modeste – de s’adresser à eux. Grevés de charges, comment pourraient-ils faire autrement ?
Un manque existe dont témoigne l’intérêt actuel pour le « sur mesure » sous toutes ses formes ou pour des blogs comme le mien. Les jeunes ne sont pas les derniers à rêver sur un monde hélas disparu. Un monde humain.
_____________________________________________________________________________________________________________
1. Mémoire cavalière, Philippe Noiret, Robert Laffont.