L'élégance au masculin : réflexion(s) - conseils - partis pris.
"FMR", fidèle lecteur et commentateur, m'a proposé cet intéressant billet portant sur un domaine que je connais peu. Je suis très heureux de vous le faire lire aujourd'hui.
En France, les jugements portés sur la musique classique concernent souvent l'apparence. Guindé, snob, coincé, vieillot, ringard, bourge(ois) sont des qualificatifs classiquement utilisés pour décrire les musiciens, le public et même les œuvres. Pourtant, le monde du classique a évolué comme le reste de la société : vers moins de formalisme. L'habit et le smoking se font rares hors les grands orchestres et les grandes salles, le costume sombre de qualité quelconque est devenu la norme. On ne peut pas non plus dire que le public soit spécialement élitiste : il est habillé comme tout le monde (et il se trouve toujours des gens pour applaudir entre les mouvements).
Il y a bien sûr des personnages à l'allure plus notable, ainsi que va nous le montrer cette petite galerie de chefs d'orchestre et solistes.
Mais commençons par une digression : j'ai récemment découvert Max Raabe, un chanteur allemand (de formation classique) qui avec son orchestre fait des reprises dans le style des années 20/30. Il porte impeccablement l'habit, ses musiciens le smoking et tout le monde est content. Comme quoi...
A contrario, pour attirer le public supposé rebuté par le costume, on lui propose des rebelles trop cool qui, lui assure-t-on, sont de vrais stars dans le monde du classique. L'archétype de ce genre d'alibi est le violoniste Nigel Kennedy (1956--) au style punk-trash.
Le très respectable, respecté et bien élevé sir John Eliot Gardiner (1943--), chef d'orchestre spécialiste du baroque, est parfois pris de fantaisie : il porte alors des tuniques chinoises avec parements.
La fantaisie demeure élégante, néanmoins l'habit va mieux à l'ancien élève de Cambridge.
Ces tuniques seraient peut-être mieux portées par Jean Guillou (1930--), titulaire du grand orgue de Saint-Eustache, qui avec ses yeux perçants et sa chevelure blanche massée de part et d'autre de son crâne ressemble au Dracula de Coppola.
Le chef d'orchestre Claudio Abbado était souvent comparé à un magicien. Il savait en effet faire s'incarner la grâce. Ce personnage, humble et discret, fuyait la publicité (le contraire absolu de Karajan, son prédécesseur au Berliner Philharmoniker), on n'a donc pas d'images de lui dans le civil. Au concert il restait fidèle aux traditions et portait avec naturel habit, smoking ou veston bien taillés ; favorisé par un physique élancé et un beau profil.
Sa direction même était élégante : pas de grands mouvements pour la galerie, mais une gestuelle souple et fluide, comme s'il sculptait le son. Au tournant des années 2000, un temps rescapé d'un cancer, il réapparaît subitement vieilli, le visage émacié et hâve, l'expression parfois plus douloureuse mais irradiant toujours la grâce et le bonheur.
Son ami le comédien Bruno Ganz disait de lui : « Il a su cultiver et maintenir sa propre pureté d’âme ; une pureté à laquelle il n’a jamais voulu renoncer malgré l’âge adulte. Et je vois en lui une certaine similitude avec Hölderlin, dans la conservation d’une idée pure et enfantine de la poésie — poésie en tant que qualité absolue — comme moyen de communication à appliquer aussi dans sa propre vie. Hölderlin l’a réalisé comme poète : Claudio en témoigne comme musicien »
Gustav Leonhard (1928—2012) fut un honnête homme, au sens historique : légende du clavecin, fer de lance du renouveau baroque, il disait pourtant « avoir passé plus de temps avec la peinture qu’avec la musique ». Par certains côtés il vivait littéralement dans le passé : il habitait dans la Bartolotti Huis construite en 1617 sur le Herengracht à Amsterdam. Depuis 1750 « tout [y] est resté exactement à l’identique : les portes, les cheminées, les lambris, les parquets, les planches dans les armoires, les carreaux de faïence, tout ! » Selon un édit de 1630, le jardin devait rester jardin « jusqu’à la fin des temps ». Leonhardt y abritait ses instruments et sa collection de mobilier et objets d'art hollandais, allemands et français datant du XVIe au XVIIIe siècle. Il n'allait pas jusqu'à s'habiller à la mode baroque, sauf pour un film où il tint le rôle de Bach.
Grand et sec, le profil sévère, le sourire bridé, son apparence, en tout cas celle qu'il montrait au public, était en harmonie avec son expression musicale, à propos de laquelle Jacques Drillon parle de « tonicité janséniste » (Leonhardt était calviniste).
Son refus de l'étalage des sentiments et de l'ego — il se présentait comme un medium entre le compositeur et l'audience et disait ne pas comprendre « le culte des solistes » — était peut-être excessif. Après avoir, enfant, adoré Wanda Landowska, il la jugeait « trop personnelle », « très égoïste » ; il ne l'était peut-être pas assez...
Avant de quitter le XVIIIe, citons une suite de douze variations de François Couperin : Les Folies françoises ou les Dominos [on rappelle qu'il s'agit d'un habit de bal masqué, sorte de cape avec une capuche] - successivement : la virginité sous le domino couleur d'invisible ; la pudeur sous le domino couleur de roze ; l'ardeur sous le domino incarnat ; l'espérance sous le domino vert ; la fidélité sous le domino bleu ; la persévérance sous le domino gris de lin ; la langueur sous le domino violet ; la coquéterie sous diférens dominos ; les vieux galans et les trésorières suranées sous des dominos pourpres et feuilles mortes ; les coucous bénévoles sous des dominos jaunes ; la jalousie taciturne sous le domino gris de maure ; la frénésie, ou le désespoir sous le domino noir.
Glenn Gould (1932—1982) était aussi protestant, il se surnommait lui-même le dernier des puritains. À 32 ans il avait abandonné le concert pour l'enregistrement à cause, c'est notable, de raisons morales. « Sur le plan moral, je réprouve même les concertos et je n'aime pas cet aspect de compétition. (...) Tout ce qui est mélange de virtuosité et d'exhibitionnisme sur scène est tourné vers l'extérieur ou mène à l'extraversion et je considère cela comme un péché, pour employer un mot démodé. ». Gould n'a jamais suivi la mode et a toujours aimé les lainages chauds : veste en Harris tweed, écharpe en Shetland, gants ou mitaines en grosse laine, casquette en tweed. Il y a quand même des variations selon les époques, on peut mettre en parallèle ses déclarations sur la musique et l'évolution de son apparence. Jeune, il aimait la « course rythmique précipitée » à quoi correspondaient une certaine exubérance et un éclat sensuel.
Plus tard on le retrouve peigné, vêtu avec une discrétion de bon aloi, cherchant l'équilibre entre la « sévérité teutonique et la jubilation débridée » dans l'exécution d'une fugue du Clavier bien tempéré.
Ensuite, à mesure qu'il s'éloigne du monde, qu'il se perd au monde, la cravate tombe, les cheveux sont laissés libres, les habits s'assombrissent ; les tempi deviennent lents et réfléchis et il déclare « J'aimerais pouvoir penser qu'il règne dans ce que je fais une sorte de paix automnale (...) il serait satisfaisant de se dire que ce que nous réalisons sous forme d'enregistrement contient virtuellement un certain degré de perfection, non pas d'ordre purement technique, mais aussi d'ordre spirituel ».
FMR