L'élégance au masculin : réflexion(s) - conseils - partis pris.
Fin des années 60, au Congo Brazzaville. Des jeunes gens se distinguent en portant les vêtements les plus luxueux possibles. Ce mouvement, d’abord appelé Lutte, va prendre le nom de Sape. Sape : acronyme de la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Les adeptes sont les sapeurs ou sapelogues. Leur spécialité : la sapelogie.
L’histoire de ce mouvement confine à la légende. Tant mieux pour le poète. Tant pis pour l’historien. « L’homme blanc a peut-être inventé la mode, mais nous, nous en avons fait un art », a dit le musicien congolais King Kester Emeneya qui, avec Papa Wemba, contribua dans les années 70 à la popularité du mouvement. On aurait tort de réduire la sape à un vulgaire folklore. Ou, si folklore il y a, c’est au sens étymologique de science des peuples.
Pour l’apprenti sapeur, le vêtement est initiation. Quête. Le luxe est ailleurs – loin de Brazzaville. Il est à Bruxelles et, surtout, à Paris. Paris : le sapeur possède d’abord la ville en rêve. Il se renseigne sur ses quartiers, apprend les bonnes adresses. Et puis, c’est le départ. Il devient un Aventurier. A Paris, il fait sa Gamme – entendez qu’il réunit les vêtements avec lesquels il accomplira sa Descente, c’est-à-dire son retour à Brazzaville. Alors, sacré Parisien, il connaîtra la Proclamation. Il s’exhibera dans des Défis – des défilés. Il sera acclamé, célébré, chanté.
Parfois, bien sûr, la réalité casse le rêve. L’Eldorado parisien peut se transformer en enfer. Parfois encore, l’Aventurier ne va pas plus loin que l’aéroport. Cas dit du Parisien refoulé. De retour au pays, il se promènera avec le papier attestant son refoulement mais prouvant qu’il a tout de même tenté l’aventure. De la sorte, il jouira un temps d’une certaine estime.
Cette initiation touche au religieux. Papa Wemba est surnommé le Pape des sapeurs. Certains sapeurs ont droit à des titres honorifiques comme Archevêque ou Grand Commandeur. Le sapelogue a sa prière et ses commandements – le premier étant : « Tu saperas avec les hommes et avec Dieu après la mort. » Le vêtement est un peu appréhendé comme un fétiche. L’objet a une âme.
Par l’objet, le sapeur se construit. Il prend son destin en main. Sans doute n’est-il pas exagéré de dire que pour le sapeur - comme pour le dandy selon Barbey - « paraître, c’est être ». Construction d’une identité personnelle, donc, et construction d’une identité nationale et citoyenne. La sape peut être vue comme une forme de revanche à l’égard de l’Occident, ancien colonisateur, et de résistance vis-à-vis des autorités congolaises. Le sapeur s’habille mieux que le blanc et mieux que ses gouvernants : à eux l’argent, mais à lui la classe !
Car la quête du sapeur est aussi – et peut-être même avant tout – d’ordre esthétique. Posséder la plus belle gamme ne suffit pas. Encore faut-il connaître l’art d’assortir harmonieusement les pièces d’une toilette. Cette délicate opération a pour nom le Réglage. Comment nouer sa cravate ? Comment ajuster la pochette ? Comment faire chanter les couleurs ? Comment porter le chapeau ?... Le diable se cache dans les détails – l’élégance aussi. Le geste sublime la mise. Le défi est chorégraphie. La Danse des griffes, par exemple, consiste à « ouvrir largement (en tenant un revers du bout des doigts) la veste » ou à « tirer légèrement le pantalon à partir du genou pour montrer la griffe d’une paire de chaussettes ou de chaussures » (Daniel Gaudoulou, Entre Paris et Bacongo, 1984.)
Nos défilés de mode sont d’un autre genre. La présentation à Paris du prêt-à-porter homme automne-hiver 2012-2013 vient d’en donner une nouvelle illustration. Sur les podiums, des spectres anorexiques qui tirent la gueule. Pas – ou presque pas - de couleurs. Une recherche de l’originalité et de l’astuce plus que de l’esthétique.
L’occidental est riche et sa mode est triste. Le sapeur congolais est pauvre, mais il a su faire de l’habillement une fête. A voir nos contemporains dans les rues, on comprend que se vêtir ne représente pour eux qu’une pesante nécessité. Bizarrement, la sape n’a pas inspiré les créateurs. « Pas encore », se console l’optimiste ! Il y eut bien Paul Smith et sa collection printemps-été 2010. Encore cette collection était-elle destinée aux femmes. Hormis cela, rien.
Les sapeurs ont beaucoup appris de nous. Le moment est peut-être venu de nous interroger sur ce que nous pouvons apprendre d’eux (1).
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1. Un grand merci à Sébastien Le Gal, dont la documentation m'a beaucoup aidé à rédiger ce billet.