La chose est connue : le comportement d’un homme change selon son habillement. Des études très sérieuses (mais a-t-on jamais entendu parler d’études qui ne le soient pas ?) ont prouvé que, par exemple, les automobilistes habillés en costume se montraient moins irascibles que les autres. La conscience que nous avons de notre apparence se répercute sur notre relation à autrui. Le jeune banlieusard en jogging qui, à chaque pas qu’il fait, semble repousser de l’épaule un ennemi virtuel choisit de s’exclure ; au contraire, l’homme qui prétend à une certaine élégance témoigne, par son respect des codes, d’une adhésion tacite à l’ordre établi. Les disciples d’Oscar Wilde, qui jurait qu’il fallait être fou pour ne pas juger sur les apparences, s’en tiendront là. D’autres débattront à l’envi et liront dans l’attitude agressive du premier l’expression d’une souffrance et, dans la bonne conscience apparente du second, une insupportable provocation. Les fleurs de rhétorique exhalent un parfum qui peut faire perdre la raison.
Un historien du vêtement saurait nous renseigner sur les interactions complexes qui existaient entre la vêture de nos aïeux et leurs manières de se tenir, de bouger – voire de penser. Le sujet dépasse largement mes compétences. Je me contenterai d’évoquer quelques gestes perdus – puisque indissociables de pratiques vestimentaires aujourd’hui obsolètes. La littérature, la peinture, la photographie et le cinéma offrent sur la question de précieux témoignages.
Une simple paire de gants permettait de se distinguer : « Des Hermies avait une manière à lui de retirer ses gants et de les faire imperceptiblement claquer en les roulant », Huysmans. Simplement tenus dans une main, les gants ont longtemps permis aux hommes de se donner une contenance.
Un poing ou une main posés sur la hanche visait au même effet ; ce geste entraînait quasi automatiquement un relevé martial de menton et dégageait la taille, flattait la ligne des minces, exaltait un cintrage.
On pouvait encore, tel Boni de Castellane, glisser les pouces dans son gilet – geste empreint de désinvolture et de provocation :
Aux poignets des élégants, les boutons de manchette devenaient des armes de séduction subtile. « Voir un homme défaire ses boutons de manchette est aussi sensuel que le bruit de la fermeture à glissière dans le dos d’une petite robe noire » prétendit même un chroniqueur de mode. Farid Chenoune renchérit : « Le port de ces boutons était essentiel au fini d’une main masculine et leur présence aux poignets donnait à sa chorégraphie (tenir une cigarette, poser son visage dans une paume, consulter sa montre) un charme sans doute perdu à jamais » (Des modes et des hommes).
A propos de montre – un autre geste perdu, et plein de poésie, consistait à sortir son garde-temps du gousset pour consulter l’heure. Il y avait encore l’ajustement du monocle, cet accessoire étrange que j’ai récemment évoqué.
Autant de gestes qu’on voudrait saluer d’un coup de chapeau – tel celui par lequel les hommes bien élevés saluaient les femmes de leur connaissance. Adieu chapeau, adieu salut !…
Coupés d’un environnement propice, certains usages encore en vigueur perdent tout leur charme. On dirait Frankenstein qui, découvrant sa créature, remarque que les rares « merveilles » obtenues « ne produisent qu’un contraste plus horrible » avec la laideur du reste… Glisser la main dans la poche de son veston peut être très gracieux si le costume est bien coupé et le geste naturel. De même, dans un contexte idoine, tenir son manteau plié sur l’avant-bras ajoute à l’allure ou nouer prestement sa cravate tient du tour de magie. Mais allez donc glisser une main dans la poche d’une veste genre Slimane, nouer une cravate slim, poser une parka en polyamide sur votre avant-bras…
Chaque époque suscite ses propres usages. La nôtre n’échappe pas à la règle. Nous aussi nous avons nos façons de faire indissociables de notre mode de vie. Aujourd’hui, on enfile son pull, on tire son portable de sa poche pour consulter, la tête dans les épaules, ses messages, on chausse des lunettes retenues par un lacet… Je doute toutefois qu’un futur Chouan des villes évoque un jour ces pratiques avec regret.