Le pied n’est pas une partie du corps comme les autres. C’est un peu comme s’il avait une vie propre. La preuve, ces orteils dont nous ne contrôlons pas complètement le mouvement. Difficile d’admirer un objet de la sorte, comiquement terminé par cinq excroissances ongulées… Il faut aussi faire avec la forme que la nature nous a donnée : pied égyptien, grec, romain – comme si, par définition, le pied était un corps étranger… Tout le contraire de la main : ma main m’appartient, elle me ressemble. Au creux de ma main, mon avenir a déjà tracé son sillon. Lit-on les lignes du pied ?... Ridicule ! Mon pied n’a rien à m’apprendre ; il ne sait rien de moi. C’est un fruste, un mal dégrossi, juste bon à me soutenir, à me faire avancer. Ma main, elle, est civilisée. On dirait que l’évolution n’a pas marché du même pas pour mes extrémités du haut et du bas : combien de milliers d’années séparent les unes des autres ?...
Le pied ne va pas toujours avec la tête. Greta Garbo avait un visage divin et d’interminables pieds que les metteurs en scène s’efforçaient de dissimuler…. Dans Le Testament de Charles Baudelaire, Bernard-Henri Lévy imagine pour l’ « ange » du poète, madame Sabatier, un « pied boudiné au gros orteil renflé et au petit doigt recroquevillé »… J’ai remarqué que, souvent, les plus sublimes mannequins avaient des pieds maigres, hideux. Et que dire du pied des danseuses ? La perversité seule peut expliquer l’obstination des chorégraphes contemporains à exhiber à longueur de spectacles les pieds malmenés, déformés, torturés de ces êtres pleins de grâce.
La gêne que j’éprouve chez le chausseur ne tient pas seulement au fait que, en me servant, il soit à mes pieds, mais aussi que je lui présente l’une des parties les plus intimes – et indignes - de mon anatomie. Ma défiance envers le pied explique que je lui réserve le maximum d’attention : le paradoxe n’est qu’apparent. Le bijou ne vaut rien ? Eh bien ! l’écrin sera tout ! J’entoure mes pieds de belles chaussettes et je glisse le tout dans des souliers de prix que j’ai à cœur d’embellir encore grâce aux soins réguliers que je leur prodigue. La culture joue pleinement son rôle quand elle supplée aux insuffisances et bizarreries de la nature.
« Cachez ce pied que je ne saurais voir ! » Le pied est bête, définitivement bête. Mais, comme l’a justement dit Olga Berluti, « le soulier », lui, « a une âme ».