Le 13 octobre 1963 disparaissait - ou feignait de disparaître - Jean Cocteau: "Mes amis, faites semblant de pleurer car je fais semblant de mourir". Jean Cocteau n'est donc pas mort ! Espérons qu'à l'occasion de cette date anniversaire les médias nous le rappellent de toutes les manières possibles.
Le poète habillé et nu. "La Vie est une", vers 1926
La mise de Cocteau a-t-elle fait l’objet d’une étude ? Je l'ignore. Si tel n'était pas le cas, il serait souhaitable qu'un étudiant en stylisme ou qu'un historien de la mode répare l'oubli. Car le sujet le mérite.
Cocteau n'aimait pas son physique : « Je n'ai jamais eu un beau visage. La jeunesse me tenait lieu de beauté. L'ossature est bonne. Les chairs s'organisent mal dessus (1). » Un visage grand et maigre ; un profil de chapeau chinois ; des dents mal plantées ; pas de lèvres : Cocteau, c'est vrai, n'était pas beau.
Mais il n'était pas laid. Plutôt ingrat. Il n'eut de cesse en tout cas de tenter de s'améliorer. Tous les moyens lui furent bons - naturels et artificiels. L'été, c'est le bronzage. Il veut ressembler à « un peau rouge ». En 1919, il écrit dans Carte blanche : « Connaissez-vous les bains de soleil ? Le soleil est un charlatan sur un carrosse d'or. » Un charlatan responsable des maladies de peau qui, bien des années plus tard, le feront affreusement souffrir.
Au Piquey (Arcachon) vers 1917. Anonyme
Autre moyen : le maquillage. Le jeune Cocteau croit s'embellir en se fardant comme une jeune fille. Un jour, Robert de Montesquiou, auquel il tente de se faire présenter, décoche cette pique : « Mais je la connais, c'est la Pavlova ! » La soeur de Nijinski raconte que son frère « était presque toujours accompagné d'un jeune homme de son âge et de sa taille, très mince, avec des joues creuses et fardées. » Elle ajoute : « (...) il rehaussait son teint par du rouge à lèvres. Je trouvais une minute pour demander à Vaslav qui c'était.
- C'est un jeune poète plein de talent.
- Pourquoi se maquille-t-il ?
- C'est parisien. Il me conseille de faire pareil..., de me farder les joues et les lèvres. C'est le poète Jean Cocteau. »
Jean Cocteau fréquenta toute sa vie les meilleures maisons. Question d'éducation. Enfant, sa mère l'habillait chez Old England. Plus tard, elle lui commanda ses costumes chez Charvet et quand, en 1915, il gagne le front à titre d'ambulancier civil, son uniforme était signé Paul Poiret !
Beaucoup plus tard, il fut client d'André Bardot, l'un des tailleurs du fameux groupe des Cinq. Quand on cherche à tirer parti d'un physique qu'on supporte mal, la solution la plus sage et la plus efficace consiste, en effet, à s'offrir les services d'un très bon tailleur. Et puis, c'est moins dangereux que le bronzage et de bien meilleur goût que le maquillage !
Cocteau était irrésistiblement attiré par les noms qui brillent. Il recherchait la compagnie des comtesses et des duchesses, des comédiennes et des chanteuses. Son snobisme se manifestait aussi dans sa fascination pour les enseignes de luxe. Bien avant Serge Gainsbourg ou Alain Souchon, il usa du « name dropping » en vers :
« Voici Guerlain, ce détrousseur de plates-bandes,
Cartier qui fait venir, magicien subtil,
De la lune en morceaux sur du soleil en fil,
Et puis Charvet où l'arc-en-ciel prend ses idées ! »,
écrivit-il, à l'âge de 21 ans, dans Le Prince frivole.
Snob, Cocteau suivit, bien sûr, des modes. S’il se farda, c’était – on l’a dit : il l’a confié à Nijinski qui l’a répété à sa soeur – parce que ça se faisait à Paris. Lui-même ne fut à l’origine d’aucune mode. On ne l’imita guère. Pour cela, on ne saurait comparer son influence avec celle d’un duc de Windsor, d’un Fred Astaire ou d’un Gianni Agnelli, dont certaines trouvailles de style ont encore cours aujourd’hui – voir le nœud Windsor (2), la cravate en guise de ceinture d’Astaire, la montre fixée sur la manchette d’Agnelli. Mettons tout de même au crédit de Cocteau les manches retroussées – dont Arnys s’inspira pour sa Forestière – et la bague Trinity, qu’il conçut et dessina et dont il passa commande à Cartier (3).
Avec deux Trinity glissées à l'auriculaire
S’il inventa peu, Cocteau sut, en revanche, formidablement s’approprier et adapter. Sa machine à capter l’air du temps était d’une précision diabolique. Du temps qu'il habitait la rue d’Anjou, ses cravates Baudelaire en satin blanc étaient la copie de celles de son ami Reginald Bridgeman, qui travaillait à l’ambassade d’Angleterre située à cent mètres de chez lui, mais il les portait avec des chemises dont il dessinait lui-même les cols. Farid Chenoune nous apprend qu’ « il emprunta (le Duffle coat) aux étudiants des cafés enfumés du Quartier latin pour l’introduire, en laine blanche, jusque dans les premières de l’opéra (4). » De même, il combina costume et canadienne, ce vêtement emblématique des années 40-50, adopté par les ouvriers et par les intellectuels – Jean-Paul Sartre en tête –, ceux-ci soucieux de prouver leur solidarité avec ceux-là.
Avec le poète Pierre Reverdy et Picasso en 1944. Anonyme
Le blouson de daim est à la mode ? Lui va plus loin en accompagnant le sien d’un pantalon coupé dans la même peau.
Le mocassin envahit les rues ? Il en acquiert plusieurs paires chez Franceschini, le bottier des rois et des reines (on est snob ou on ne l'est pas !), qu'il met avec des tenues habillées… L'été, il enfile des sandales tropéziennes K.Jacques, passées dès les années 30 des pieds des pêcheurs du port à ceux des artistes habitués du lieu, avec sa fameuse veste chemise et un pantalon de toile ou – tentative plus audacieuse – de cuir.
Le chandail fut une découverte des années 30. « Aujourd'hui, les vrais snobs sont en chandail », s'exclama Morand. Cocteau en fit très vite une des pièces maîtresses de sa garde-robe. Ici, un gilet se superpose au pull-over…
Sur le tournage de L'Eternel retour, en 1944, G.R.Aldo
Là, un pull Jacquard est glissé sous le veston.
Le pull Jacquard nous amène à dire un mot des motifs dont l’utilisation délicate agita le petit monde des élégants dès les années 20, le prince de Galles en tête. Dans ce domaine, Cocteau osa beaucoup. Ses dons graphiques pouvaient s’exprimer à plein.
Vers 1930. Cliché Jean Roubier. Coll. J.C Planchet
Son snobisme empêche qu'on le classe dans la catégorie des dandies. Le dandy méprise le snob. Il ne suit pas la mode, il la crée. Il ne se laisse pas intimider par les grands; il les mène à la baguette, ou à la badine, comme Brummell avec George IV. L'ironie rapproche Cocteau du dandy. Mais l'ironie de Cocteau était souvent cruelle - sinon méchante - quand celle du dandy n'est jamais qu'orgueilleuse. Cocteau récusa du reste pour lui-même le vocable. Mais s’il se méfiait de l’image du dandy, c’était pour une autre raison : « (…) tête froide et main froide. Je conseille aux navires d’éviter cet insolent iceberg. » Le nil mirari n’était pas fait pour lui.
Les choses sont toujours plus complexes qu’elles ne semblent. Le même Cocteau qui conseillait de ne pas succomber à la tentation du dandysme cisela des maximes qu’on dirait inspirées de Beau Brummell. Par exemple : « L’invisibilité me semble être la condition de l’élégance. L’élégance cesse si on la remarque. » Ou encore : « Tout effort visible manque de style. Notre travail (doit) toujours effacer notre travail et n’afficher jamais la grimace dénonciatrice des efforts qu’il nous coûte. »
Cocteau eut une manière bien à lui de soumettre son apparence à ses désirs, fantaisies et caprices. Puisque le physique dont la nature l’avait doté ne lui plaisait pas, il feignit d’en être le maître. Il mit en avant ses atouts ou ses singularités. Ainsi fit-il de ses très longues mains ou de son profil aiguisé matière à clichés.
Il imposa à ses cheveux rebelles un brushing ravageur qui finit par le faire ressembler à son amie Colette, sa voisine du Palais-Royal, l’un et l’autre recourant aux services du même coiffeur. On eût aimé qu’en la circonstance Cocteau se conformât à sa définition du tact : savoir jusqu’où aller trop loin…
Par parenthèse, il y aurait beaucoup à dire sur la relation contrariée qu’il entretint avec ses cheveux. Ceux-ci, d’abord sagement plaqués et ordonnés par une raie sur le côté.
Puis l’essai d’une mèche.
Puis la raie au milieu.
Puis les cheveux bouffants, et finissant par atteindre une hauteur record.
Puis les cheveux teints. Puis, dans Le Testament d'Orphée, l’utilisation d’un postiche qui déséquilibrait le visage :
Ajoutons le recours à de multiples lotions, parmi lesquelles une eau miracle dont la recette avait été l’un des secrets de l’impératrice Eugénie : on ne se refait pas…
Du jeune homme précieux peint par Jacques Emile Blanche et qui semble tout droit sorti de l’univers de Proust...
… à, par exemple, ce monsieur arborant cuir et sandales représenté plus haut et que flasherait, à coup sûr, s’il le rencontrait dans la rue aujourd’hui, The Sartorialist, quel chemin parcouru ! On peut certes trouver des images montrant un Cocteau classiquement mis, la perfection des coupes suffisant, pour l’œil averti, à faire la différence.
Mais le plus intéressant est ailleurs. Il est dans cette recherche constante de la décontraction. En cela, son exemple est emblématique d’une des quêtes essentielles du costume masculin au XXe siècle. Sa pratique quasi systématique du décalage et du détournement en font même notre contemporain. Lui-même disait : « Lorsqu'une oeuvre semble en avance sur son époque, c'est simplement que son époque est en retard sur elle.»
Notons toutefois que sa décontraction n’oubliait jamais (ou presque jamais…) d’être chic - ce dont témoigne sa fidélité à la cravate - et qu’il prit toujours soin (enfin, presque toujours…) de soumettre ses audaces aux exigences supérieures de l’esthétisme.
Salopette... et cravate ! 1952. Photo P.A Constantin
Un jour, Cocteau décida de désigner toutes ses activités du seul nom de poésie. « Poésie-poésie ; critique-poésie ; poésie de théâtre ; poésie cinématographique »… Cette façon de faire avait un avantage : elle donnait une cohérence à une œuvre passablement disparate. Cocteau – virtuose du violon d’Ingres – avait peut-être trop de dons pour avoir du génie. Appliquée à notre sujet, cette désignation générique garde-t-elle quelque pertinence ? Je crois que oui : à sa manière, Cocteau fut un poète de l’apparence. Sa poésie en ce domaine eut les mêmes qualités et les mêmes défauts que dans tous les autres : brillante et souvent séduisante, mais aussi artificielle et, à mon goût, trop soucieuse d’effet (5).
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1. La Difficulté d'être.
2. Il n'y eut pas - si j'ose dire - de noeud Cocteau ...
3. Cocteau offrira une Trinity à son ami Raymond Radiguet.
4. Des modes et des hommes, Farid Chenoune, Flammarion.
5. Parmi mes sources, le Cocteau de Monique Lange, J.C. Lattès, et le superbe catalogue de l'exposition "Jean Cocteau, sur le fil du siècle", Centre Pompidou.