Pour beaucoup, ces mots sont équivalents. Le bon goût serait en quelque sorte un pléonasme consacré par l’usage. Les choses sont, je crois, plus complexes. Le bon goût présuppose qu’il y en a un mauvais. Il implique une norme que le plus grand nombre ignore. Cette ignorance crée une discrimination que les tenants du bon goût ont beau jeu de tourner à leur avantage. Se savoir du bon côté donne de l’assurance. On méprise l’ignorant ou on a de la compassion pour lui. Mais cette compassion est-elle autre chose qu’un mépris déguisé en bonne conscience ?
Le bon goût est, il faut le dire, affaire de classe, voire de caste. On joue entre soi à un jeu dont on se garde bien de divulguer les règles à autrui. La conscience d’être bien né fait croire au destin. Les choses sont ce qu’elles sont. Que pouvons-nous contre elles ? La justification du destin est commode : elle dédouane de toute remise en question. Elle reporte la responsabilité sur une entité supérieure et intimidante. Ne chatouillons pas le destin ! Les tragédies sont pleines de héros morts pour avoir essayé de discuter avec lui.
Leur mépris le plus grand, les tenants du bon goût le réservent à ceux qui tentent, maladroitement, de les imiter. A ceux-là, ils préfèrent les ignorants qui, au moins, ont le tact (le bon goût ?) de rester à leur place. Encore, la divulgation des règles d’un jeu ne signifie-t-elle pas qu’on sache y jouer : il y a l’art et la manière ! Et être le préféré du destin depuis des siècles donne une belle avance. « Ils pourront bien voler nos secrets, ils n’auront jamais nos manières ! »
Le goût, c’est autre chose. L’homme qui a du goût s’élève indifféremment contre le bon goût et le mauvais goût. Il se moque de la mesquinerie du premier. Il peut être sincèrement touché par la naïveté du second. Il surprend, il étonne. S’il provoque, ce n’est jamais volontairement. Il laisse la provocation aux truqueurs sans imagination, qui se contentent, pour se faire remarquer, d’inverser les codes. En ce sens, il est un antimoderne. Il s’efforce de juger les choses en elles-mêmes, sans se préoccuper de savoir si elles viennent d’hier, si elles sont d’aujourd’hui ou si elles ont une chance d’être à la mode demain. Sa boussole, c’est la beauté. L’homme de goût est un sourcier. « Le goût, a dit Delacroix, fait deviner le beau où il est ». On aimerait que, à l’instar de la beauté selon Cocteau, il agisse même sur ceux qui ne le constatent pas.
Le bon goût est-il une étape obligatoire sur le chemin du goût ? Les gens de goût sont, il est vrai, souvent bien nés. Ils connaissent les règles du jeu et ce sont d’excellents joueurs. Mais, détestant l’ennui, ils inventent leurs propres règles. Reconnaissons, alors, leur courage : il en faut pour s’extraire volontairement du clan des élus du destin ! Là où le bon goût répète, le goût innove. Là où le bon goût exclut, le goût propose, flatté d’inspirer des imitateurs. Mais, affaire d’individualité, le goût transcende les milieux : Coco Chanel, parangon du goût, était née dans une ferme.
Parlant d’elle, je vous dois un aveu : l’idée de cet article m’est venue après avoir lu un de ses aphorismes : « Le bon goût, a-t-elle dit, ruine certaines valeurs de l’esprit. Le goût tout simple par exemple. » Je ne saurais mieux dire. Ni mieux conclure.