Proust et Céline sont considérés comme les deux romanciers français majeurs du XXe Siècle. Ainsi en a décidé la postérité. Mais la postérité est longue et versatile, et, après tout, nul n'est tenu de croire en ses jugements. Comme le disait Jules Renard : " La postérité ? Pourquoi les gens seraient-ils moins bêtes demain qu'aujourd'hui ?" Les styles littéraires de ces deux auteurs sont très différents. Céline, pour qui le style faisait l'écrivain, reconnaissait la supériorité de son aîné : "Proust est un grand écrivain, c'est le dernier... C'est le grand écrivain de notre génération, quoi..." Les hommes aussi sont très différents - ce que traduit, visiblement, leurs façons de se vêtir : du côté de chez Proust, une fidélité à certains choix et au passé; de l'autre côté : la création d'un personnage - Céline endossant le costume, ou plutôt les haillons, du "pauvre qui pue".
Marcel Proust
Evoquer la vêture de Proust, c’est partir à la recherche d’une élégance perdue. C’était avant les années 30, qui ont fixé la forme du costume masculin tel que nous le connaissons encore aujourd’hui.
La plus célèbre image du jeune Marcel Proust, on la doit à Jacques-Emile Blanche. Proust ne se sépara jamais de ce portrait de lui à 21 ans :
La moustache, la raie sur le milieu, le col cassé, la fleur à la boutonnière, la cravate régate piquée d’une épingle… Un jeune homme d’aujourd’hui pourra être curieux de ce type d’élégance, mais il ne s’en inspirera pas pour lui-même : trop daté ! Les deux derniers sosies de Proust dont je garde la mémoire furent, dans les années 70-80, Jacques de Basher, le compagnon de Karl Lagerfeld, et l’écrivain Yves Navarre (1):
Proust s’entoura de jeunes garçons à sa ressemblance. Des dandies un peu trop pommadés et parfumés – des avatars de petits-maîtres -, tels Lucien Daudet et Robert de Flers :
De gauche à droite, Robert de Flers, Marcel Proust, Lucien Daudet
« Il était bien joli jeune homme », écrira Colette. « Joli » : le qualificatif se retrouve sous la plume d’Anatole France. Pour Barrès, il était « le plus aimable jeune homme ». Lui-même était conscient de son pouvoir de séduction. Dans Jean Santeuil, roman autobiographique resté inachevé, le narrateur dit que Jean (Marcel) « se trouve beau ». A un moment, il s’aperçoit dans la glace « plus beau que d’habitude. »
En 1905, après la mort de sa mère, changement de décor. Le mondain laisse la place au reclus. Proust entame une vie d’isolement, entre narcotiques et fumigations. Le grand œuvre n’attend plus. A partir de 1907, il consacre sa vie entière à l’écriture de sa Recherche. Sa solitude s’agrandit encore après le décès accidentel de son secrétaire et ami, Alfred Agostinelli. « Personne n’a vécu comme moi avec l’incurable regret de deux ou trois êtres, ou plutôt, en réalité, je ne vis pas, je meurs de cela », confie-t-il en 1915.
C’est un demi-mort, donc, qui, un jour de cette même année 1915, vint frapper à la porte du jeune Paul Morand pour le remercier des mots gentils qu’il avait tenus sur Du côté de chez Swann. Morand constata alors avec surprise que ce « visiteur du soir », comme il l’appellera plus tard (2), ou plutôt de la nuit - il était en effet minuit ! – était habillé « comme en 1905 » (3). Comme si, pour Proust, le temps s’était arrêté à cette date.
Plusieurs auteurs nous ont laissé des portraits d’un même Proust anachronique, comme évadé d’un conte fantastique. Morand le premier : « Toujours enveloppé dans une lourde fourrure de loutre, enfoncé dans un fauteuil profond d’où ne sortait qu’une inoubliable voix de fantôme, satirique et bienveillante, tout son être semblait concentré en ses yeux, qu’il avait extraordinairement grands, caverneux et brillants. » Colette : « Sur son habit, il portait une pelisse ouverte, l’expression du plastron blanc, froissé, et de la cravate révulsive m’effrayèrent. » Fernand Gregh : « (…) il apparaissait parfois vers minuit comme un spectre, en pardessus au plus chaud de l’été, le collet renforcé d’une ouate qui sortait par lambeaux de dessous de son col. » Edmond Jaloux : « Il semblait toujours sortir (…) d’une autre époque (…) jamais il ne s’était décidé à renoncer aux modes de sa jeunesse : col droit très haut, plastron empesé, ouverture du gilet largement échancrée, cravate régate. » Mauriac : « Il m’apparut plutôt petit, cambré dans un habit très ajusté (…) Engoncé dans un col très haut, le plastron bombé comme un bréchet (…) » Léon Paul Fargue : « Il avait l’air d’un homme qui ne vit plus à l’air et au jour. »
Si, comme nous l’a appris Proust lui-même, « la vraie vie, c’est la littérature », on ne saurait trouver portraits plus authentiques (quoique le talent des portraitistes respectifs soit à prendre en considération). Cela dit, pour cerner l’homme que fut Proust au quotidien, on se réfèrera avantageusement au témoignage de celle qui fut sa gouvernante les huit dernières années de sa vie. Céleste Albaret – c’est son nom – nous a laissé, sous le titre Monsieur Proust, des mémoires sans fard, saisissants de vie et de précision. Remplis, aussi, d’une vénération qui oblige le lecteur à prendre de la distance (4).
Morceaux choisis.
Sur sa frilosité. « Il était toujours très couvert, même en été (…) il y avait deux pardessus (…) pour aller à la mer (…) Tous les deux étaient en vigogne – l’un très léger, gris-blanc et doublé de violet ; l’autre marron. Chacun avec le chapeau rond assorti (…) » ; « Pour se défendre contre ce froid (…), il tirait sur ses jambes une pelisse, une vieille, qui ne servait qu’à cela. Il en avait une autre, très belle, doublée de vison et à col de loutre, qu’il mettait pour ses sorties en ville par temps froid. Mais, la vieille, elle, ne devait jamais quitter le barreau de cuivre au pied de son lit, tout comme aussi un magnifique pardessus noir, doublé de drap à carreaux blancs et noirs, très élégant et nullement usé, que sa mère lui avait fait faire autrefois, mais qui était également réservé à l’usage intérieur, en guise de robe de chambre – car il n’avait pas de robe de chambre, rien que ce pardessus, qu’il mettait sur ses vêtements de lit, avec des babouches, quand il était seul et qu’il avait à se lever et à aller et venir, entre les murs de sa chambre » ; « Il avait des masses de tricots d’appartement très épais, à boutons, et bordés d’une petite tresse de soie. »
Sur sa fidélité à ses fournisseurs et à ses goûts. « Il s’habillait depuis toujours au Carnaval de Venise, sur les boulevards, non loin de l’Opéra. Les essayages avaient lieu à l’appartement. Il aimait bien le vieux coupeur anglais qui le servait régulièrement et qui était très gentil » ; « Il portait sur le corps un tricot et un caleçon long. Tous deux toujours en laine Rasurel. Je lui en ai acheté d’autres une fois, qui m’avaient semblé également bons et beaux ; ce n’étaient pas des Rasurel ; il n’en a jamais voulu. » ; « Je me souviens qu’il s’était fait faire (un gilet), parce que l’étoffe lui avait paru particulièrement jolie. Il était en soie rouge, doublé de soie blanche. Il l’a essayé et me l’a montré. Je le revois se tournant et se retournant devant sa glace, puis disant – Décidément non. Ce serait bien pour un dandy comme Boni de Castellane. Je ne veux pas être ridicule. » « La moustache, il en a changé de forme une fois, comme il s’était fait couper la barbe juste avant que je le connaisse. Après la barbe, il a porté la moustache assez longue et roulée au fer. Puis, un jour, après la guerre - c’est bien la seule concession, si c’en est une, qu’il ait faite à la mode – il a décidé (…) de la faire couper plus ou moins à la Charlot (…) La chose accomplie, il n’était pas tellement sûr de la réussite » ; « (…) c’était un homme d’habitudes ; il détestait le changement en tout. Il se sentait particulièrement bien dans des choses longtemps portées. » « Il avait la même fidélité dans sa façon de s’habiller que dans ses autres goûts. Là aussi, il y avait en lui un attachement à son passé. » « Je sais qu’il se trouvait des gens pour dire qu’il avait l’air d’être d’un autre âge, à cause de la mode qui avait beaucoup changé avec la guerre, alors que, lui, il gardait la vieille coupe de ses vêtements et ses cols de chemise hauts et durs. »
Sur la constitution de sa garde-robe. « Sa garde-robe était très simple, très correcte, c’était tout. Il la renouvelait peu – du moins du temps où je l’ai connu. Il n’en avait pas besoin : étant toujours couché, il n’usait pas. En dehors des pardessus de Cabourg, en vigogne, qu’il n’a jamais mis, il lui restait, avec le pardessus jeté sur son barreau de lit pour l’intérieur, la pelisse neuve doublée de vison, à col de loutre noir, et le pardessus noir dont j’ai parlé. Et pour les complets, s’il s’en est fait couper deux ou trois, de mon temps, ce doit être tout. (…) En dehors de l’habit et du smoking, il avait plusieurs jaquettes, qu’il mettait avec des pantalons rayés, et auxquelles il a ajouté un veston noir gansé. Tout était fait sur mesure, bien entendu (…) Il avait une collection de gilets, cossus, mais simples et unis (…) A part les nœuds papillons noirs pour le smoking, blancs pour l’habit, (ses cravates) étaient d’une grande sobriété. Il en avait une seule très colorée : couleur opéra, c’est-à-dire plus vif que lie-de-vin. Il la mettait très rarement. A un certain moment, il avait porté des lavallières, achetées chez Liberty, mais il les avait abandonnées. » « Et les chaussures – je lui ai toujours vu les mêmes paires de bottines à boutons, sauf une - en huit ans – qu’il m’a envoyée acheter. Il m’avait demandé de prendre les mêmes bottines noires vernies dont il avait l’habitude, en m’indiquant le magasin où il se fournissait : Old England, à l’angle du boulevard des Capucines et de la rue Scribe. Je n’ai pas compris l’explication de l’adresse et je suis allée chez un petit bottier, d’ailleurs très chic, dont la boutique était située aussi boulevard des Capucines. Et je lui ai acheté une paire de bottines vernies, à tige en toile beige. Je les avais prises « à condition », puisqu ‘elles n’étaient pas entièrement noires. Quand Monsieur Proust les a vues, il les a trouvées, ma foi, très jolies, et il m’a dit : - Nous allons voir ; je les essaierai. Elles lui ont plu. Il les jugeait si élégantes qu’il les a toujours mises, sauf, naturellement, quand il sortait en habit noir. »
Sur son élégance et son allure. « Il y avait d’abord son allure (…) il était plutôt grand. En même temps, il était mince et il se tenait un peu cambré et renversé, la tête bien dégagée, avec beaucoup de noblesse, ce qui le grandissait encore (…) En fait, il était le contraire de la raideur (…) C’était surprenant de penser que cet homme, qui passait plus de la moitié de sa vie couché et de qui on attendait plutôt de l’ankylose, pouvait montrer tant de souplesse et de grâce dans ses moindres gestes ou mouvements (…) Il n’y aurait eu que les imbéciles pour ne pas s’aviser de son extraordinaire élégance naturelle, qui faisait tout passer (…) grand seigneur (…) Il avait cette suprême élégance d’être ce qu’il était, simplement. »
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1. Un dénommé Elie Top - dont j'ignore tout - perpétuerait actuellement la tradition.
2. Le Visiteur du soir, Paul Morand, La Palatine, 1949.
3. Source, le blog d'Alain Bagnoud.
4. Monsieur Proust, Céleste Albaret (souvenirs recueillis par Georges Belmont), Robert Laffont, 1973.