L’idée de ce billet m’est venue à la lecture d’une chronique de Julien Scavini dans Le Figaro. Sous le titre « Un revers qui a de l’étoffe », Julien Scavini traite de cette drôle de boutonnière qui, prise dans le revers, transforme une veste droite à trois boutons en veste droite à deux boutons.
« Les premiers à avoir tenté l’artifice, rappelle Scavini, furent, dans les années 40, les Américains. » Et puis les tailleurs italiens s’en emparèrent. Les élégants de ce pays, qu’on nous donne en modèles, se plaisent encore à arborer cette bizarrerie.
Ces dits « modèles » semblent persuadés que le trop est l’ami du beau. Veste trop cintrée ; revers de pantalon trop hauts ; revers de veste trop larges ; col de chemise trop écarté ; pantalon trop court… En ce moment, ils adorent glisser leurs gants dans la poche-poitrine de leur manteau et négliger de boucler correctement leurs souliers monkstrap…
Trop, c'est trop. Source : Agnelli-esque
Souliers double-boucle portés par l'inénarrable Lino Leluzzi. Source : Sodandy
« Sprezzatura ! Sprezzatura ! » s’écrient nos chroniqueurs savants, prompts à s’enflammer pour tout ce qui sort de la botte. Mais ils parlent trop vite. La sprezzatura telle que l’a définie Castiglione (Le Livre du courtisan) est le contraire de l’affectation. Paradoxale par nature, c’est son invisibilité même qui la rend visible, mais seulement à l’œil de l’initié. C’est l’art qui se cache – le grand art donc, qui n’a pas besoin d’une approbation vulgaire pour se convaincre de sa valeur. C’est un faux naturel plus naturel que le vrai. La sprezzatura donne à l’élégance des ailes, c’est-à-dire de l’esprit.
L'extraordinaire portrait de Castiglione par Raphaël
Aucun mot français, dit-on, ne saurait l'exprimer. Nous avons pourtant à notre disposition « grâce », « distinction », « désinvolture »… Nous avons surtout « nonchalance », ce très beau mot, aux sonorités si douces, si riches… si nonchalantes. Répétez ce mot, imprégnez-vous-en et vous saurez (comme il convient de savoir les choses, c’est-à-dire en les sentant) ce qu’est la sprezzatura.
Les astuces de snobs narcissiques n’ont rien à faire avec elle. Toute mise qui témoigne de la monomanie de son porteur non plus. L’exubérance des Italiens est sa pire ennemie. Quand je cherche des exemples de sprezzatura, les premiers noms qui me viennent à l’esprit ne sont pas italiens. Je pense à Philippe Noiret et au nouage de son papillon; à Fred Astaire et au boutonnage de son gilet dans Drôle de frimousse ; au prince Charles et à sa manière d’enfoncer ses mains dans les poches de sa veste… En général, la fluidité des soies et des lainages aide à son expression.
La sprezzatura n'aime pas les suiveurs. Elle est inventive même quand elle imite. Elle ne vole pas; elle s'approprie. Chacune de ses manières est unique.
Les Fables de La Fontaine pourraient en fournir un équivalent littéraire : la sprezzatura à tous les vers ! Ne me demandez pas d’expliquer. Fabrice Luchini, qui a perçu l’impondérable, a eu tort de chercher à le traduire en mots : adieu, pieds ailés !
… J’ai demandé l’autre jour à mon tailleur, arrivé il y a longtemps de Venise, son avis sur la boutonnière prise dans le revers. Sa réponse a fusé, implacable : « Une ineptie ! »