Styliste flamboyant, romancier de la chouannerie, théoricien du dandysme : trois motifs, pour le Chouan, d’admirer Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly ! Cet homme à l’âme médiévale vécut dans son époque comme un prisonnier de Louis XI dans une malcommode. S’il embrassa certains errements de ce XIXe siècle que Léon Daudet, qui l’admirera, qualifiera de « stupide », ce ne fut qu’épisodiquement. Sous l’influence d’un de ses oncles, le docteur Jean-Louis Pontas-Duméril, le jeune Barbey se fit républicain. Il refusa de reprendre alors une particule à peine centenaire et devint Barbey tout court. Il revint bientôt à de meilleurs sentiments et conçut contre les idées progressistes à la mode de son temps une haine qui ne s’éteindra qu’avec lui. « Nous ressemblons à la fuite d’immondices à travers les lézardes d’une latrine. C’est puant, malsain et silencieux », écrira-il à son ami Trébutien en janvier 1849. Le retour à la religion catholique fut plus lent. Son adhésion fut de tête avant d’être de sentiment. Il faudra attendre le milieu des années 50 pour qu’il s’approche à nouveau des saintes espèces. Les grands caractères savent tirer des leçons de leurs erreurs. Pascal aurait-il condamné aussi sévèrement le divertissement s’il ne s’y était livré un temps lui-même ? De même, le rejet définitif de la démocratie s’est nourri, chez Barbey, de ses errements juvéniles. « La démocratie est la souveraineté de l’ignoble. On peut m’en croire, moi qui l’ai aimée et dont l’amour a été tué par le dégoût. Elle nivelle les individus et menace les êtres originaux. J’ai beau cherché la vérité dans les masses, je ne la rencontre que dans les individus. »
Barbey rêvait d’ « une société strictement ordonnée », soumise à Dieu et au roi. Son idéal était celui des chouans, dont, quand il était enfant, sa grand-mère maternelle et sa vieille servante lui contaient, à la veillée, les exploits. Des êtres originaux, exceptionnels, l’épopée chouanne lui donna à en connaître plus d’un ! Barbey consacra à l’un d’entre eux un roman, Le Chevalier Des Touches. C’est, avec Les Chouans de Balzac, l’un des deux grands romans de la chouannerie. Balzac et Barbey : deux partisans de l’alliance du trône et de l’autel ; deux essayistes de l’élégance aussi. On doit à Balzac le Traité de la vie élégante (1830) et à Barbey Du dandysme et de George Brummell (1845).
En faisant de George Brummell l’incarnation même du dandysme, Barbey précise les contours d’une notion qui, jusqu’à lui, prêtait aux interprétations les plus contradictoires. Il inscrit le dandysme dans la triple dimension où prend place toute son œuvre : esthétique, morale et métaphysique. Sur le sujet du dandysme, Baudelaire eut le projet d’écrire un livre entier. S’il se contenta des quelques pages célèbres qui prirent place dans Le Peintre de la vie moderne, c’était peut-être que, ce livre, Barbey l’avait écrit avant lui.
Dandy, Barbey ne cessa de l’être en dépit des revers de fortune ou de gloire. Jeune, il hérite d’un de ses oncles, le chevalier de Montressel, une importante rente viagère. Il quitte alors son Cotentin natal et entame à Paris une vie fastueuse. Il reçoit son coiffeur tous les jours, refuse de sortir, un soir, parce que ses cheveux ne sont pas bouclés, se fait masser, parfumer, pommader, corseter, se montre sur les boulevards , chez Tortoni ou au café Hardy, la tête fièrement relevée en mépris du peuple, canne ouvragée ou cravache à la main, poing sur la hanche, prête une attention brummellienne au nouage de sa cravate, à la qualité de ses gants, plastronne dans d’innombrables gilets colorés, se coiffe d’un vaste chapeau doublé de velours rouge, n’oublie jamais son poignard, fabriqué sur le modèle de celui d’Antony, le héros de Dumas, qu’il glisse dans une gaine de cuivre afin que la lame ne le blesse pas… Il multiplie les conquêtes, fréquente les salons où ses talents de « causeur » font merveille.
Caricature de Barbey, vers 1843
La vie fastueuse n’a qu’un temps. Une mauvaise affaire industrielle lui fait perdre toutes ses rentes, ce qui l’oblige à prendre un emploi. Il devient journaliste, chroniqueur de la mode féminine au Moniteur de la mode sous le pseudonyme de Maximilienne de Syrène. Il se désole mais il s’adapte :« Viens de me faire tordre les boucles de ma chevelure pour aller au journal… Peigné, débouclé, rebouclé et… au journal. »
Les difficultés financières se multiplient. En 1860 (il a 52 ans), il s’installe rue Rousselet dans un pauvre deux pièces. Edmond de Goncourt, dans son Journal, le décrit ainsi à la date du 12 mai 1885 : « Il est vêtu d’une redingote à jupe qui lui fait des hanches comme s’il avait une crinoline, et porte un pantalon de laine blanche qui semble un caleçon de molleton à sous-pieds. » Il note son « manque de dents » et juge son costume « ridicule et pédérastique ». Cette même année, Barbey commande sa dernière redingote… à la mode des années 30 ! Il se poudre, peint ses lèvres de rouge, se teint la moustache et les cheveux…
Ce grand dandy a-t-il trouvé pour lui-même ce fameux « point d’intersection entre l’originalité et l’excentricité » ? Si l’on applique à sa personne un de ses plus célèbres principes : « Paraître, c’est être pour le dandy », il doit suffire, pour connaître Barbey, d’étudier son apparence. Ce que nous nommons excentricité n’était sans doute encore rien d’autre, pour lui, que de l’originalité – comme l’adoption de cette tenue de roulier normand :
La Vie populaire, 29 avril 1888. Bibl. historique de la Ville de Paris
Patrick Favardin et Laurent Boüexière le disent très bien (Le Dandysme, La Manufacture) : « (…) son costume est marqué de sa personnalité : en cela, il sera toujours un homme démodé. S’il étonne, c’est tant mieux. Il hait l’uniformité du vêtement qui devient la règle chez les hommes et qui est le symbole d’une perte de la liberté individuelle qui le révolte au plus haut point. (…) Barbey, c’est son costume, comme son costume, c’est lui-même : " autre, définitivement autre ". »
Sa marque imprime sa prose autant que son costume. Les deux sont du reste indissociables. Pour Barbey, un homme stylé l’est en toute chose. Le fond et la forme sont l’avers et le revers d’une même médaille : « Pour des gens comme nous, la forme n’est jamais une chose futile et le souci du costume est le son d’une phrase bien faite et même mieux. » Son écriture et son dandysme ont partie liée. Ecriture originale - voire excentrique ! – qui, à coups de tirets, d’exclamations, de métaphores… anime des héros lucifériens, nous montre l’enfer par un soupirail et cherche à peine à contenir les débordements d’une imagination prophétique.
Nostalgique, révolté, absolument singulier, Barbey a voulu soumettre sa vie à son idéal de grandeur et de beauté. Aujourd’hui que le conformisme, l’égalitarisme, le matérialisme ont assis leur pouvoir et qu’il semble impossible de jamais les renverser, la quête anachronique et solitaire de ce guide fraternel est une source inépuisable d’espoir et de consolation.
« Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves », disait Shakespeare. Ses rêves, le dandy Barbey les taillait dans les plus rares étoffes. Il se fit d’incroyables costumes dans lesquels il paraissait – ou plutôt il était. Des costumes de rêve !
*
Du dandysme et de George Brummell. Morceaux choisis.
Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit côté, ont imaginé que le Dandysme était surtout l’art de la mise, une heureuse et audacieuse dictature en fait de toilette et d’élégance extérieure. Très certainement, c’est cela ; mais c’est bien davantage. Le Dandysme est une manière d’être, et l’on n’est pas que par le côté matériellement visible. C’est une manière d’être, entièrement composée de nuances, comme il arrive toujours dans les sociétés très vieilles et très civilisées, où la comédie devient si rare et où la convenance triomphe à peine de l’ennui.
Une des conséquences du Dandysme, un de ses principaux caractères – pour mieux parler, son caractère le plus général – est-il de produire toujours de l’imprévu, ce à quoi l’esprit accoutumé au joug des règles ne peut s’attendre en bonne logique. (…) Le Dandysme (…) se joue de la règle et pourtant la respecte encore. Il en souffre et s’en venge tout en la subissant ; il s’en réclame quand il y échappe ; il la domine et en est dominé tour à tour : double et muable caractère !
(Bolingbroke) inventa la devise même du Dandysme, le Nil mirari de ces hommes (…) qui veulent toujours produire la surprise en gardant l’impassibilité. (…) le calme du Dandysme est la pose d’un esprit qui doit avoir fait le tour de beaucoup d’idées et qui est trop dégoûté pour s’animer.
(…) ce qui fait le dandy, c’est l’indépendance. Autrement, il y aurait une législation du Dandysme, et il n’y en a pas. Tout Dandy est un oseur, mais un oseur qui a du tact, qui s’arrête à temps et qui trouve, entre l’originalité et l’excentricité, le fameux point d’intersection de Pascal.
Le luxe de Brummell était plus intelligent qu’éclatant ; il était une preuve de plus de la sureté de cet esprit qui laissait l’écarlate aux sauvages, et qui inventa plus tard ce grand axiome de toilette : " Pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué. "
Comme tous les Dandys, (Brummell) aimait mieux étonner que plaire.
Paraître, c’est être pour les Dandys.
On ne se fait pas Brummell. On l’est ou on ne l’est pas.
(…) les Dandys, de leur autorité privée, posent une règle au-dessus de celle qui régit les cercles les plus aristocratiques, les plus attachés à la tradition, et par la plaisanterie qui est un acide, et par la grâce qui est un fondant, ils parviennent à faire admettre cette règle mobile qui n’est, en fin de compte, que l’audace de leur propre personnalité.
Il y a sans doute, en matière de Dandysme, quelques principes et quelques traditions ; mais tout cela est dominé par la fantaisie, et la fantaisie n’est permise qu’à ceux à qui elle sied et qui la consacrent, en l’exerçant.