L’autre dimanche, à la fin d’un Masque et la plume consacré au cinéma, Eric Neuhoff a recommandé la lecture du plus récent numéro de Schnock. Jérôme Garcin lui a emboîté le pas – et tous les deux de faire l’éloge de cette revue décalée.
Schnock… Cette évocation inopinée m’a remis en mémoire un épisode que j’aurais préféré tout à fait oublier.
Le 7 mars 2013, un collaborateur de la revue m’envoie un mail pour me demander la différence entre le gentleman-farmer anglais et le gentleman-farmer français car il souhaite écrire un article sur le sujet. Il ajoute qu’il ne manquera pas de « m’associer aux remerciements » pour les informations fournies. Le sujet ne m’inspire pas plus que ça ; je ne le lui dis pas et, aimablement, le 12 mars, je lui réponds ceci :
Cher Monsieur,
La question est de savoir s’il existe un « gentleman-farmer » à la française ! Cette notion est une évolution de l’anglomanie dont l’esprit des élégants français est imprégné depuis le XVIIIe siècle. Le modèle fut d’abord le gentleman tout court – et non le « gentleman-farmer ». Je crois savoir (mais je ne suis pas historien !) que cette notion de « gentleman-farmer à la française » s’est forgée au XXe siècle, période où la mode s’est décontractée et où la recherche du confort est devenue une priorité. Le « gentleman-farmer » et ses vêtements aux motifs variés (damiers, losanges, jacquard…), et ses tweeds et flanelles fatigués a pu alors faire figure d’idéal pour des Français qui pensaient qu’en Angleterre l’herbe était forcément plus verte (… ce en quoi, dans un sens, ils n’avaient pas tort !) Les tenues décontractées, d’abord réservées à la campagne et au week-end, se sont peu à peu imposées en ville – voir, par exemple, la vogue du Barbour et du style « rus in urbe » dans les années 80. Précisons que ce style n’a jamais intéressé que les classes privilégiées.
Vous dites qu’il a disparu. En 2003, dans son très discutable « Chic au masculin » (Hachette), Corinne Lechevalier en faisait encore un des 8 styles possibles, avec les styles « écolo nature », « élégant mondain », « élégant classique », « bourgeois bohème », « dandy », « sportswear chic » et « sportif ».
Le « gentleman-farmer à la française » est-il autre chose – s’il existe ! – qu’une imitation plus ou moins réussie de l’original ? Le « faux-Anglais » est toujours passé aux yeux des vrais élégants français pour le comble du mauvais goût. Aux yeux des Anglais aussi, ce qui se conçoit très bien : voir les moqueries de James Darwen sur ces Continentaux qui singent les indépassables gentlemen anglais (« Le Chic anglais », Hermé). Farid Chenoune (« Des hommes et des modes », Flammarion) se fait l’écho de cette tradition quand il écrit au sujet du « gentleman-farmer à la française » en général et de Philippe Noiret en particulier : « Ce que l’élégant « néo british » est à Scott Fitzgerald, le gentleman-farmer à la française l’est à son modèle britannique, par une sorte de reconstitution à la Viollet-le-Duc. L’acteur Philippe Noiret en sera la figure la plus achevée, plébiscité par la presse pour avoir fait sortir le répertoire des vestes de tweed et de cachemire aux tons d’automne, les chaussures de chez Lobb, les casquettes de chez Hilditch and Key, du ghetto « antiquaire aux puces » ou « week- end en Sologne » où depuis des années le genre se morfondait. »
Cette critique me semble très injuste. Comme j’ai essayé de le dire dans l’article auquel vous faites référence, le style de Noiret n’est pas réductible à ce cliché. Je comprends néanmoins que Noiret ait pu apparaître aux yeux de certains comme une incarnation de ce dernier. Son ami Rochefort a dit joliment que « quand on voyait entrer Noiret dans une pièce, on imaginait des centaines d’hectares derrière lui ». Il y avait son physique, sa barbe, sa propriété de Turcy (Aude), ses chevaux et, bien sûr, ses tenues. Interrogé sur le sujet (Le Monde, 23/11/2006), Noiret a dit : « Farmer, sûrement pas. Quant à gentleman, ce n’est pas à moi de le dire. » Remarque… de gentleman ! « Farmer », quelqu’un comme Gabin le fut bien plus que lui, qui se voulut agriculteur (mais ses voisins fermiers, qui n’étaient pas des gentlemen, eux, ne le voulurent pas…) tandis que Noiret n’exploita jamais son domaine.
Le blogueur de Wasp 101 – anglais pur tea - (cf, sur mon blog, la liste de mes liens) a classé Philippe Noiret parmi les hommes les plus élégants de tous les temps. Je ne crois pas que cela aurait été le cas si Noiret n’avait été qu’une pâle imitation du gentleman-farmer anglais.
Pour moi, Noiret était, sinon un gentleman, du moins un honnête homme. Ces deux idéaux ont du reste beaucoup à voir l’un avec l’autre – l’un anglais et l’autre français (XVIIe). L’honnête homme se devait d’être cultivé (Noiret aimait les livres), courageux, policé et spirituel. Il devait aussi savoir s’habiller. Beau programme !
Je ne connais pas de marques spécialisées dans ce style (Ah ! si : les tenues automne-hiver de Vicomte Arthur). Quelqu’un comme Julien Scavini (blog Stiff Collar) serait plus à même de vous renseigner sur ce point.
Je ne sais si ces qqs remarques vous aideront. Penser à me remercier est très aimable à vous. Une simple référence au « Chouan des villes » fera l’affaire.
Bien à vous.
Dès le lendemain de cet envoi, le journaliste me remercie. Sa curiosité ne semble toutefois pas satisfaite puisqu’il me demande alors de lui décrire un « gentleman-farmer type Noiret » du chapeau aux chaussures.
J’attends un peu pour lui répondre car je le trouve bien exigeant. Et puis, dresser un possible portrait- robot du gentleman-farmer à la française m’intéresse encore moins que de tenter d’en donner une définition. Bonne pâte, je lui envoie tout de même ceci :
Cher Monsieur,
Vous m’en demandez beaucoup !
Un « portrait-robot » de gentleman-farmer à la Noiret ?
Casquette anglaise en tweed fin/feutre brun (fedora) avec un air un peu fatigué (le chapeau, pas la casquette).
Chemise à carreaux en viyella, tissu dans lequel sont faites les chemises Tattersallcheck.
Cravate de tricot ou à motifs Paysley/foulard à motifs Paysley/nœud pap (Noiret en était fan).
Veste de tweed, souvent à carreaux fenêtres/costumes de tweed trois pièces.
Pantalons de velours côtelé bruns, whiskey, éventuellement jaunes/en cavalry twill beige.
Chaussettes de laine unies.
Brogues en daim/chukka boots en daim/Monk strap shoes (chaussures à boucle) en daim ou non.
Barbour. Cover coat.
Quelques marques : Lock and Co Hatters (chapeaux et casquettes)… e-shop disponible. Cordings (manteaux, chemises, pantalons)… e-shop disponible. Hilditch and key (cravates, foulards, pochettes…) Lobb/Crockett and Jones/Church’s (chaussures).
J’ignore qui était le dernier tailleur de Noiret. Il parle, dans ses mémoires, de ses tailleurs italiens (surtout) et anglais (exceptionnellement). Il écrit : « Ma véritable adresse fétiche se trouve à Paris : c’est Charvet ».
Je ne sais si j’ai répondu à vos attentes. Vous pouvez, comme je vous l’ai dit, contacter Julien Scavini (blog Stiff Collar).
Bien à vous.
Le 25 mars, soit cinq jours après mon envoi, je reçois un nouveau mail dans lequel mon correspondant me dit être tombé, en parcourant mon blog, sur un article où, évoquant Claude Lévi-Strauss, je citais le tailleur Hollington. Je lui dis qu’ avec Hollington, « on s'éloigne du style gentleman-farmer. On n'est plus avec Noiret, mais avec le sculpteur César ou Michel Piccoli... ou beaucoup d'autres ! » J’ajoute : « M. Hollington a sûrement des choses très intéressantes à dire sur le sujet : ses tenues, qu'on les aime ou non, témoignent d'une bonne connaissance du vêtement. Il y a une réflexion. »
Plus de nouvelles.
Quelques semaines après, la revue (n° 7) sort. Je l’achète, impatient de découvrir ce que le journaliste a bien pu pondre sur le sujet. Déception ! Les cinq pages du « dossier », intitulé, « Comment s’habiller en gentleman-farmer (à la française) ?» - notez le chic de la parenthèse, genre « Ce soir (ou jamais) » : chic est Schnock ! - ont la légèreté d’un smoking Smalto en crêpe de Chine de 1975 (... pour rester dans la décennie Schnock) ! Je remarque très vite que l'article est presque entièrement construit à partir d’un montage des notes que, gracieusement, j’avais envoyées et d’extraits d’une interview de Patric Hollington. S’y greffent différents emprunts à mes billets sur Philippe Noiret (Philippe Noiret, la mesure de l’élégance), Jean Gabin (De quelques comédiens élégants d’autrefois), Claude Lévi-Strauss (Tout est relatif).
Quant aux remerciements promis, je les cherche, bien sûr, en vain.
Agacé, j’envoie un mail intitulé « Je ne vous dis pas merci » à mon indélicat correspondant qui, en réponse, me parle d’un oubli qu’il me promet de réparer dans la seconde édition du même numéro. A ma connaissance, celle-ci n’a jamais vu le jour, ce dont il n’était pas difficile de se douter.
Moralité : Schnock m’a pris pour un schnock et je n’ai pas aimé ça !