Vers trente ans
Jeune, Malraux fut un incontestable dandy. L’attention qu’il prêtait à sa mise en est un indice. Attention d’ailleurs ancienne si l’on en juge à partir de cette photo qui le représente à treize ans et demi :
« Ce Malraux (…) plutôt petit, l’œil sévère, le front barré d’une mèche noble, vêtu avec un soin touchant, une montre posée comiquement sur le gilet (sic), le cou serré dans un col dur orné d’une cravate à perle, arbore l’air ombrageux et sûr de lui d’un jeune génie de province », écrit, amusé, son biographe Jean Lacouture (1).
Le dandysme du jeune Malraux ne s’exprimait pas que par le vêtement. Il y avait son dédain des règles sociales conjugué à sa certitude d’être un être supérieur. Il se dispensa d’une formation scolaire solide – il renonça à passer le bac - ; il se hissa pour ainsi dire naturellement au-dessus de sa condition d’origine (2), se donnant les moyens d’une vie fastueuse sans s’abaisser au travail. Une anecdote est restée célèbre : marié très tôt à une jeune bourgeoise aisée, Clara Goldschmidt, il s’empresse de transformer l’argent du foyer en titres. Un jour de 1923 – il a 22 ans -, c’est la ruine, qu’il apprend à sa femme sans ménagement, accompagnant son annonce d’un « Vous ne croyez tout de même pas que je vais travailler » qui en dit long sur son état d’esprit d’alors. Le choix de ses maîtres nous renseigne aussi : Nietzsche, et son surhomme ; Laforgue, et ses dandys lunaires ; Baudelaire, et son goût du luxe et de la beauté.
Entre le jeune Malraux et le Baudelaire des années 1842-1844, la parenté est certaine.
A ces trois maîtres morts, il faut en ajouter un autre, bien vivant celui-là : Max Jacob. Georges Gabory, ami de Malraux, écrit : « La première fois que Malraux vint offrir à Max Jacob les prémices de son esprit (…), à le voir si bien habillé – gants de peau, canne à dragonne et perle à la cravate – on l’aurait pris pour un visiteur du dimanche… »
Max Jacob, caméléon génial, ressemblait, selon les jours, à un clochard ou à un prince : alors, en habit, un chapeau claque sur la tête et un monocle à ganse noire fiché dans l’œil.
Max Jacob
Plus tard, quand il composera La Condition humaine, Malraux se souviendra de Max pour créer le personnage farfelu, clownesque, mythomane du baron Clappique. Dans ce roman, un carré de soie noire barre l’œil du baron. Beaucoup plus tard, quand Malraux fera revenir le baron dans ses Antimémoires, un monocle noir aura remplacé le carré de soie, comme si, en portant ce monocle, le baron portait aussi le deuil de son modèle : entretemps, le 5 mars 1944, le pauvre Max aura trouvé la mort au camp de Drancy.
Pour reconstituer rapidement le patrimoine du foyer, Malraux a l’idée saugrenue de jouer, avec Clara et son ami d'enfance Louis Chevasson, les esthètes pillards au Cambodge.
Avec Louis Chevasson
Ils s’emparent de bas-reliefs khmères dans le but de les revendre en Occident. C’est un fiasco. Malraux est emprisonné pour trois ans. Clara, qui a obtenu un non-lieu, revient en France et alerte les intellectuels de la Nouvelle Revue française. Une pétition, signée, entre autres, par Gide, Martin du Gard, Aragon, Breton, permet à Malraux d’obtenir un sursis et de rentrer en France.
Clara et André. Indochine, 1923
Ce succès doit beaucoup à l’entregent de Clara – mais il doit bien davantage au pouvoir de fascination qu'exerce le jeune Malraux sur tous ceux qu'il rencontre. Comment expliquer autrement que tant de noms célèbres viennent au secours d’un jeune homme qui n’a encore rien écrit, sinon un livre aussi léger que son titre : Lunes en papier ? Les dandies authentiques n’ont pas besoin de prouver par l’œuvre offerte la supériorité aristocratique de leur esprit.
Maurice Sachs, qui le découvre à cette époque, est séduit par ce jeune homme plein de promesses : « J’ai rencontré Malraux. Il produit la plus vive impression. Il a dans le regard un air d’aventure, de mélancolie et de décision irrésistible, un beau profil d’homme de la Renaissance italienne, une apparence très française au demeurant… Il parle très vite, très bien, a l’air de tout savoir, éblouit à coup sûr et vous laisse sur l’impression d’avoir rencontré l’homme le plus intelligent du siècle. »
La suite est mieux connue : le dandy se métamorphosera en aventurier, en écrivain engagé, en ministre de la République. Mais n’est-ce pas le dandy qui réapparaîtra sous les traits du critique d’art aux aperçus brillants mais peu conventionnels ?
Julien Green rapporte dans son journal cette confidence de Malraux : « Entre dix-huit et vingt ans, la vie est un marché où l’on achète des valeurs. » Il n’est pas douteux que l’élégance compta au nombre des valeurs achetées par Malraux à cet âge.
Son élégance répondait à quelques principes dont il ne se départit jamais.
- Le goût des belles étoffes;
- L’attention portée aux accessoires; - l'écharpe :
– la pochette :
- les gants :
Avec l'écrivain communiste Jean Cassou, au moment de la guerre d'Espagne
- les bijoux :
Cravate à perle. 1934
Boutons de manchette et pince à cravate
Au poignet, une Tank Cartier
- Le sens de la pose.
A ce propos, qu’on me permette, en guise de conclusion, un clin d’œil : adolescent, j’avais pris Malraux pour modèle. Et ( j'ai un peu honte de raconter cela...) je m’essayais à ses poses :
« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans »
… Et qu’on prend l’air sérieux (4) !
_____________________________________________________________________________________________________________
1. André Malraux, Une vie dans le siècle, Jean Lacouture, Le Seuil.
2. La mère de Malraux tenait une épicerie à Bondy. Quand Malraux sera célèbre, Cocteau - le méchant et snob Cocteau - fera, pour se moquer avec ses amis, de l'"épicerie Malraux" de Bondy un but de promenade.
3. Au temps du Boeuf sur le Toit, Maurice Sachs, Grasset.
4. La plupart des illustrations de ce billet sont issues du "livre caméra" Malraux, celui qui vient de Guy Suarès, Stock.