La Ve République a vu se succéder six présidents. Alors, me direz-vous, pourquoi parler de « club des cinq », sinon pour justifier un titre qu’on jugera, au choix, facile ou astucieux ? Ma réponse est prête : le sixième président étant encore en exercice, j’ai pensé qu’il était logique de lui réserver un traitement particulier : faites-moi confiance, le « petit dernier » sera, comme il se doit, choyé.
Il y a ceux chez qui l’action déborde l’être et d’autres chez qui c’est le contraire. Chez de Gaulle, l’être et le faire étaient au même niveau – au plus haut. Son physique même contribuait à en faire un personnage hors du commun. Un physique étrange, qui défie les catégories généralement admises : ni beau ni laid, il était autre – unique.
La première image publique que nous gardons de lui est celle de « l’homme du 18 juin », un homme déjà mûr, portant l’uniforme. Taille, oreilles, nez… tout est trop grand. L’air est martial. Les gestes sont saccadés, gauches. Les mains surprennent par leur finesse. L’épaulage ajusté de la veste ne permet pas d’équilibrer, au moins un peu, la verticalité des lignes.
La deuxième image est celle du héros rendu à la vie civile, quotidienne, prosaïque – d’abord éloigné des affaires, traversant, selon la métaphore consacrée, son désert, et puis, d’un coup, propulsé à la tête de l’Etat. Le costume a remplacé l’uniforme. Président de la République, il charge le président de la chambre des tailleurs de l’habiller. La croisure de la veste atténue l’embonpoint. La générosité de l’épaulage pose la silhouette. Quelquefois, quand les circonstances sont dramatiques, il ressort l’uniforme dont il a fait enlever une martingale qui ne sied plus à sa corpulence.
A dire vrai, le costume fut pour lui un autre uniforme. Toute fantaisie est bannie. Où qu’il fût – à la campagne comme à la ville -, sa mise était la même : costume sombre, chemise blanche, cravate sobre. Une fois pour toutes, Charles de Gaulle s’était fait une certaine image de lui-même dont son apparence vestimentaire était chargée, à sa manière, de témoigner. Il fut l’exact opposé du chef d’Etat en qui l’homme de la rue pouvait se reconnaître. Il disait que l’autorité naissait de la distance. Il disait encore : « Quand tout va mal et que vous cherchez votre décision, regardez vers les sommets ; il n’y a pas d’encombrements (1). » C’était au peuple de monter – de s’élever -, et non à lui de descendre – de s’abaisser. La démagogie n’était pas son fort. Jamais il n’aurait accepté qu’un quelconque conseiller en communication lui dicte sa manière de s’habiller, de parler ou d’écrire. Orgueilleux, il le fut sans doute au-delà de tout. De quel prix de solitude paya-t-il son orgueil ?
La troisième image – et, dans mon esprit, la dernière -, c’est celle d’un de Gaulle arpentant la lande irlandaise en compagnie de sa femme et de son aide de camp. La scène se déroule peu après sa défaite au référendum. Fidèle à sa promesse, il a renoncé au pouvoir. Plus seul et plus orgueilleux que jamais. Enveloppé d’un loden sombre, une canne à la main, il marche d’un pas vigoureux, alerte. Allure, prestance et élégance se confondent. C’est l’image d’un roi en exil. La France, lassée de sa légende, peut commencer à mourir de froid.
Ses successeurs se réclameront souvent de lui. Ils imiteront certaines de ses poses. Mais, comparés au modèle, ce seront des nains.
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1. André Malraux, Les Chênes qu'on abat, Gallimard.